L’ŒUF DUR
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L_’ Etrangère
Jean écrit ; sous l’action du stylographe, la neige du papier
se couvre d’une boue fine et bleue : drus, serrés, gonflés d’images
évocatrices, les mots s’alignent avec docilité. Jean goûte la
volupté toute intellectuelle de tenir sa pensée comme le partisan
tient son cheval — selon la parole du premier Barrés — de
pénétrer le rapport à la fois clair et mystérieux qui unit sa pensée
créatrice aux dessins minuscules de sa plume. La lampe éclaire
la chambre régulièrement et les chromos pendus au mur ont des
attitudes paisibles. Jean se baigne avec délices dans ce fleuve
de pureté et sa copie se déroule lumineuse : les souvenirs accou
rent comme sous la dictée d’une baguette, toute puissante, et,
si des images féminines se présentent, elles jouent leur rôle sans
colère. Versailles et ses jardins ont ressuscité dans les cadres de
la pensée de Jean... Et puis, soudain le jeu des choses prend un
caractère passionné : Jean a, tout de suite, un plissement de
front. — La lampe ricane et verse sa lumière par saccades déce
vantes : le rythme de la vie suspend sa mélodie ; — Jean recon
naît alors celle qu’on appelle sa névrose ou quelque nom barbare
approchant, — pour lui, une étrangère inconnue qui, à certaines
heures, fait de sa pauvre âme une mendiante grelottante de
fièvre. — Enfant, il l’avait rencontrée, rarement d’ailleurs :
cependant, quand la version latine était trop longue et Jean
fatigué, elle avait soufflé volontiers sur les pages du diction
naire, et, au milieu des cahiers couverts alors de lettres grasses
et hésitantes, elle avait jeté des visions macabres, — des grince
ments de clous enfoncés sur un cercueil, une petite amie mutilée
(car aussi loin qu’on va dans le passé de Jean il y a toujours une
petite a-mie). — Puis, un soir, quand devenu étudiant, il avait
quitté le foyer pour s’abreuver à la source des inquiétudes
livresques, l’étrangère avait réapparu : elle l’avait surpris avec
brutalité et de l’enfant rieur et jeune qui rêvait de faire de sa
vie un poème simple et grand à la couleur azur et or d’un ciel
méridional, elle avait fait une silhouette hésitante et désemparée
qui vivait sa vie comme un forcené bâtard.
L’étrangère invincible î Jean avait du vivre avec elle : je crois
même qu’il l’avait aimée comme une maîtresse car elle avait
des caresses à la fois douces et brutales qu’on ne saurait oublier.
C’était à elle qu’il avait dû la coûteuse joie de savourer telles
virginités solennelles traduites par une image de cygne, telles