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L’ŒUF DUR 
thé, mais quelques gouttes seulement, comme vous aime* les 
deux modernes ivres de mauves et d’écarlates tempérés par les 
nuages sérieux et gris tels qu’on en voit sur les images du second 
empire ; vous mêlez Verlaine et Samain ; vous êtes indifférente 
devant Poussin, vous faites la moue à M. Bonnat et vous détestez 
Ingres ; un tableau où il y aurait du Courbet et du Manet vous 
enchanterait ; vous êtes musicienne, très musicienne ; mais vous 
aimez Schumann avec sa mélodie enamourée entrecoupée de 
sorcières hystériques, Chopin ; le rythme de Beethoven vous 
brutalise un peu et vous l’aimez moins. » Suzanne étouffe ; 
elle dit : « Oui » ; elle abdique ; et la conversation s’étale avec 
des langueurs voluptueuses pendant lesquelles Jean sent sa penss e 
caressée par un rêve de verroteries un peu mièvres dont pour 
un moment il cesse d’étudier les défauts. 
III 
Le moment du départ venu, Jean, au milieu des remercie 
ments, des petits cris et des affectuosités atones, demanda à 
Suzanne qui mettait son vêtement : '< Voulez-vous me permettre 
de vous accompagner ? » Grasse et hésitante, la voix de Jean 
contrastait avec son corps dominé et aux chairs correctes ; ils 
longèrent des trottoirs incertains dans des rues noires témoins 
de débauches maladroites copiées sur les romans de la gare. 
Suzanne, comme si elle eut dû s’encourager, rappela à Dorgeat 
quelques camaraderies de jeunes gens auxquelles elle avait 
goûté, à son dire, sans heures troubles. Mais Jean comptait 
les pulsations de son cœur et sa force invincible. D’une voix, 
dont il comprit toute la vaine et belle sonorité, il fit allusion à 
quelques projets littéraires : cependant il éprouva un peu de 
tristesse à parler en journaliste obséquieux delà passion qu’il 
ressentait à camper un personnage : et il goûta l’amertume 
d’un manque involontaire de sincérité quand il compara à ses 
héros caparaçonnés et magnifiques dont il faisait des peintures 
chaudes et vibrantes ces cerveaux mécaniques, ces activités 
aigrelettes, ces volontés éparses et ces intelligences mobilisées 
par des livres ou des affectivités louches, toute cette vie à goût 
de gibier blessé, cette vie qui, boueuse et riche, le hantait malgré 
lui. — Dç nouveau, il regarda Suzanne aux mains blessées, au 
cœur innombrable clignotant devant les lumignons de la petite 
ville, à Suzanne dont la pensée devait se perdre, parmi les routes 
jalonnées de maisonnettes blanches et de jardinets soigneuse 
ment découpés, dans un cosmopolitisme un peu brumeux et 
livresque, mais qu’importe 1 Jean n’était-il pas un peu Suzanne 
et Suzanne serait une femme hâlée d’amour. Jean imagina devant 
elle avec le sourire misérable des cœurs étouffés par leur lucidité
	        
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