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L’ŒUF DUR
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Marcel baisa la main d’Anna. Anna retira sa main et lui
demanda : — « Ça vous fait plaisir ? — J’aime mieux vos lèvres,
répondit Marcel, mais je vous respecte trop pour vous prendre
un baiser. » —Prenez-le, dit Anna, mais ne dites pas : prendre un
baiser. Marcel la regarda haineusement : — « Je sais bien cpie
je parle mal. •— Je le sais aussi. — Mais de vous, je supporte
tout. — C’est juste, affirma Anna. — Je vous aime plus
qu’un problème, mon amie; j’enseigne les mathématiques et
vous, vous m’enseignez... — Tais-toi, interrompit Anna, tu
vas dire des bêtises. » Marcel s’arrêta, interloqué. — « Je vous
demande pardon, dit Anna, j’ai l’habitude de tutoyer les hommes
que j’aime. » Marcel éleva la voix : — « Qu’entendez-vous ?
— Oui, continua Anna, mes premiers amants. » Elle contempla
en secouant la tête Marcel décontenancé. — » Mon pauvre ami,
mes plaisanteries sont d’un goût déplorable ». Elle courut se
blottir contre lui et murmura : « Marcel, c’est ici ma place ; je
vous avoue, oui, je vous avoue que j’ai du plaisir à me sentir là.
Marions-nous vite ; gardez-moi. » Marcel prit son air de saint
Bernard : «Anna, ayez confiance, je vous sauverai de vous-même. »
Anna redressa la tête. Il continua : « Vous êtes meilleure que vous
ne paraissez. Je vous devine sensible, délicate ; il vous manque
un appui. Tl vous faut la sûreté de jugement d’un mari. »
— « Et avant tout, coupa Anna, il faut me ficher la paix ».
Elle se leva, mit les poings sur les hanches, et dévisagea
Marcel : — « Je peux tout de même bien exister sans vous. »
Marcel se leva également, croisa les bras et répliqua : — « Croyez-
vous que vous m’êtas indispensable ? » Ils gardèrent le silence.
Anna se remit de la poudre ,Marcel lissa ses cheveux et redressa
le nœud de sa cravate. — « Mais qu’est-ce que j’ai fait pour
vous aimer, dit Anna. Marcel hocha la tête. Au bout d’un ins
tant, ils s’embrassèrent avec violence et se turent.
Anna reprit : — « Ecoutez mes souvenirs, c’est l’habitude
entre fiancés et ce ne sera pas long. On m’a élevée avec.du lait
convenablement stérilisé ; on m’a donné des poupées qui fer
maient les yeux quand je les couchais. Ma mère ne m’a jamais
ennuyée, mon père ne m’a jamais battue: j’ai eu une belle enfance.
Le catéchisme m’a instruite des vérités de notre religion, et ainsi
tout a été mis en œuvre pour que je fusse sainement heureuse.
J’ai lait des gammes. Le mercredi que maman recevait, on me
faisait jouer du piano. J’ai ainsi appris à connaître la bonne
société. On m’a préservée d’une amie qui ne valait plus rien ;