ÇA IRA !
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désordonnés, deux êtres qu’agite l’amour
et la haine. Il y découvre “avec peine,
des tirades pour dévélopper le caractère
de celui qui parle, là où sa passion lui
ordonnait de ne dire qu’un mot.“
Ainsi s’éveille cette clairvoyance
pour lui-même dont ses autobiographies
donnent tant d’exemples. Ainsi naît et
s'exerce, au sujet des évènements ou à
propos de sa psychologie personnelle,
la vision calme et lucide, la liberté
d’esprit parfois cruelle,souvent ironique,
avec laquelle il se regarda vivre. Il va
s'observer et se féliciter d’agir ; se pré
senter à lui-même les raisons de ses
victoires et de ses défaites d’ambition
ou sentimentales, comme s’il s’agissait
d’un autre.
Et cela est d’autant plus remarquable
que pareille attitude, fréquente chez les
très froids, se trouve ici jointe à un
tempérament exalté et ardent à pour
suivre toutes jouissances.
De cette sincérité parfaite avec soi-
même, qui n’hésite pas à s’avouer les
petits côtés des plus délicieux instants,
que d’exemples me donne-t-il pas ? Il se
rend exactement compte de tout ce qui
se passe en lui. C'est ainsi qu’une
après-midi, goûtant le plaisir d’être
près d’une femme aimée, il se trouvait
henreux.... Sans doute. Mais il ajoute,
le soir, rentré chez lui : “J’étais heureux ;
je l’aurais été parfaitement si j’avais eu
quatre louis dans ma poche, j’aurais eu
cette hardiesse sans laquelle il n’y a
point de beauté.“ Est"ce de l’humour?
Non, Stendhal ne veut que situer exac
tement un état d'âme, en donnant aux
faits leur importance réelle. Il est
admirable qu’un écrivain, en ce temps
romantique, s’apercevant que son bon
heur auprès de la femme aimée n’est pas
complet, s’avise aussi nettement de la
nature de cet embarras. D’autres que lui
se fussent émerveillés de l’empêchement
où nous sommes d'être jamais heureux.
Mais ceux-là n’eussent jamais avoué
que la privation de quatre louis pût être
si essentiellement liée à cet inassouvis
sement.
Et ce n’est pas que Stendhal fît de
l’amour un simple exercice de sensualité,
ou un divertissement où l’esprit seul
s’engage. Il s’y donnait sans réserve,
corps et âme et n’était entièrement lui
que dans la plénitude de la passion. En
écrivant la “Vie de Henri Brulard“, il
s’en souvient et nous le conte : “L’amour
a toujours été pour moi la plus grande
des affaires, au plutôt la seule“. Il y
aurait beaucoup à citer de la profondeur
avec laquelle il aima. Il devient, pendant
tout un été, l’assidu d’un salon où l’on
parlait italien, uniquement pour se mieux
souvenir, à entendre la langue d’une
maîtresse dont il dût se séparer, des
joies passées.
Que de fois, dans les souvenirs
d’Egotisme, Stendhal s’émeut à de
semblables souvenirs ! Revenu à Paris,
le regret des jours heureux l’accable :
“Puisque je ne puis l’oublier, ne ferais-je
pas mieux de me tuer ?“ se disait-il. Et,
chez lui, c’était sérieux. Plus tard, il
notera brièvement et avec sécheresse,
selon sa coutume : “Je parvenais à ne
plus penser à Milan ; pendant cinq ou
six heures de suite, le réveil, seul, était
encore amer pour moi“. Sous l’appa
rente froideur de cette phrase, comme
la passion vit encore ! Comme les
mots portent !.... Pendant cinq ou