MARCEL ARLAND
339
A La Dérive marque un progrès très net de Soupault dans le
métier de romancier ; l’action en est rapide, pressée, le récit toujours
intéressant ; peu de longueur ; la phrase est brève et nerveuse ; c'est
un perpétuel jaillissement ; voici un livre qui n’est jamais vulgaire. On
y trouve un des deux éléments d'un grand roman : un caractère original
et pourtant représentatif. Il y manque le second : une intrigue puis
sante, où ce caractère nous séduise et s’affirme sans s’éparpiller.
Peut-être apparaîtrai-je bien théoricien ; depuis quelques années, c'est
devenu une mode, de négliger le sujet, le drame, de s’en moquer, de ne
juger digne d'estime que les livres qui s'en passent. Je ne nie pas que
certains de ces livres n'aient leur charme ; mais ils l'ont malgré l'ab
sence du sujet, non pas à cause d'elle ; et s'il nous intéressent, ce n'est
pas au titre de romans. Or l'évolution suivie par Philippe Soupault
depuis ses premières œuvres jusqu’à celle-ci montre clairement que,
même en acceptant ces règles grâce auxquelles un roman donne toute
sa force, il conservera son originalité.
Ce n’est pas à dire que le roman ait sa formule ne varietur ; il est
devenu aujourd'hui le moyen d'expression le moins imparfait; sa
souplesse le rend apte à dépeindre les pires violences comme les
scrupules les plus délicats; il est un miroir et un moyen d'action, une
distraction et une nécessité ; le vingtième siècle est le siècle du roman.
Mais autant de romanciers, autant de conceptions différentes du
roman; il y faut un minimum de règles : sont-elles observées, c'est alors
qu'on voit apparaître de nouveaux visages, tout aussi naturels que
ceux auxquels nous étions accoutumés, mais particuliers et plus émou
vants peut-être, car nous n’en soupçonnons pas la possibilité. Je ne
serais pas étonné que Philippe Soupault reculât ainsi les limites du
roman. C’est parmi sa génération l’un des deux ou trois esprits les plus
remarquables, un de ceux chez qui le lyrisme n'a pas supprimé la
lucidité.
Marcel ARLAND,