224
PICASSO
aligne côte à côte l’œuvre de cinq minutes et le travail cent fois repris.
L’amusement de l’artiste éclaire tout en bloc. C’est ce que les profes
seurs lui reprochent. Ne cherchons pas de limite. Pour Picasso, rien
n’est superflu, rien n’est capital. Il sait que cette jeune fille en sépia, aux
transparentes couleurs de sucre d’orge, que cette guitare en tôle, que ce
guéridon devant une fenêtre se valent, qu’ils ne valent rien puisqu’il en
est le moule, valent très cher parce que ce moule ne tire jamais deux
fois la même épreuve, qu’ils méritent la place d’honneur au Louvre,
qu’ils l’auront et qu’elle ne prouve quoi que ce soit.
Car la clairvoyance domine son œuvre. Elle dessécherait une petite
source. Ici, elle économise les forces et dirige le jet. L’abondance
n’entraîne aucun romantisme. L’inspiration ne déborde pas. Il n’y a plus
à prendre et à laisser. Arlequin habite Port-Royal. Chaque ouvrage puise
dans la tragédie intime dont il résulte une intensité de calme. En effet, la
tragédie ne consiste plus à peindre un tigre qui mange un cheval, mais à
établir entre un verre et une moulure de fauteuil des rapports plastiques
capables de m’émouvoir sans l’intervention d’aucune anecdote.
On comprend vite les qualités exceptionnelles de finesse, de tact, de
mesure, de pieux mensonge, requises pour un pareil scandale. Sans ces
qualités, l’artiste accouche d’une mascarade où les perspectives grima
cent, où la géométrie porte un faux nez, où le mauvais goût décoratif
lâche ses monstres.
Un si rare concours de circonstances explique l’exceptionnel de l’aven
ture et, nonobstant l’erreur de comparer Picasso à Mallarmé en ce qui
concerne leurs méthodes, la justesse de la comparaison, lorsqu’on envi
sage l’accident mallarméen, son rôle historique et le désastre de son
influence directe.
J’écris « directe » à cause des services que rendent ces rébus exquis,
avec, en tête, l’autorisation qu’ils donnent à notre audace de recon
quérir la simplicité.
Quoi, m’objecterez-vous, le cubisme n’est donc pas une fatalité