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ROBERT DELAUNAY
tableau. Cela s’appellera la Tour 1923. » Il aime encore beaucoup de
choses. La couleur, le vin, les rues, quelques amis, le jaune de cadmium,
la lumière électrique, la couleur, les bateaux à voile, les accordéons, les
marchandes de fleurs, la couleur, le cinéma, la lune, les fenêtres, la
couleur, la Seine, la Tour Eiffel, la couleur, la Grande Roue, la couleur,
la couleur, la couleur.
Il sait faire beaucoup de choses : peindre, ramer, crier, boire des
apéritifs, siffler, cracher, faire des armes, peindre, téléphoner, fumer,
dessiner, jouer du piano, voyager, calculer (très mal, d’ailleurs), conduire
une motocyclette et peindre.
Je ne sais pas exactement où il est né. Je lui ai demandé de m’indiquer
ce détail, mais il n’a pu me répondre. Il est probable que c’est à Paris
ou dans les environs. Ce qui est certain, c’est que sa jeunesse s’est écoulée
dans les rues de cette ville. Tout petit, ses parents l’ont emmené aux expo
sitions universelles. Les Javanaises l’effrayaient beaucoup, mais les Japo
nais le calmaient. Le soir, il pensait à tous ces hommes de la terre et
le matin, en rentrant au collège, il racontait ses rêves. Son professeur de
dessin ne le croyait jamais.
Lorsqu’il fut mis à la porte du lycée, il ne se demanda pas, en se
frappant le front : « Qu’est-ce que je vais faire? », parce qu’il le savait
déjà. Il ne s’est d’ailleurs jamais posé cette question. Il se mit à peindre.
|II faut aussi ajouter qu’il se mit à vivre; chez lui, en effet, la peinture
et la vie s’élancent en même temps de son cœur.
Il sortait dans les rues, s’arrêtait dans les cafés, abordait les femmes
et souriait de toutes ses dents. Il y avait des grands murs dans les rues ;
ils étaient jaunes, rouges ou verts. Il y avait des grands murs dans les
cafés, rouges, jaunes ou verts, et les visages des femmes étaient bleus,
roses et vermillons. Quand il rentrait chez lui, il choisissait des couleurs.
Le jaune, c’était la rue; le rouge, les cafés; le bleu, les yeux des femmes
et le rose leurs corps.