146 FAITES YOS JEUX
J’ai souvent eu tort de me contenter d’arguments concrets peu valables
que je croyais vrais parce que, enfermés en des formules plaisantes aux
oreilles ou s’imposant par l’imprévu de leurs associations verbales, je me
donnais l’illusion d’être intelligent et sincère. J’ai cru pendant longtemps
que j’écrivais pour trouver un refuge : de tout <( point de vue » ; que
n’ayant pas d’ambitions littéraires, je n’écrivais pas par métier. Je serais
devenu un aventurier de grande allure et aux gestes fins si j’avais eu la
force physique et la résistance nerveuse de réaliser ce seul exploit : ne pas
m’ennuyer, — me disais-je en fermant les yeux à ma faiblesse. Je pensais
aussi qu’il n’y avait pas assez d’hommes nouveaux, que j’écrivais par habi
tude, pour chercher des hommes et pour avoir une occupation. Se résigner
et ne rien faire me paraissait une solution. Mais cela demandait un énorme
privilège d’énergie. Et le besoin presque hygiénique de complications qui
domine chacun de nous, s’accordait si bien avec ma nature instable, et
m’empêchait d’adopter cette solution d’engourdissement.
Pendant longtemps ce que j’écrivais à l’improviste était la matériali
sation de mon dégoût envers tout et surtout envers moi-même. Contraire
ment à la plupart des créateurs, j’écrivais pour détruire le sentiment qui
m’y poussait. Je croyais extirper aussi le goût pour la littérature en
l’étouffant par ses propres moyens techniques et dans ses formes consa
crées. La part douloureuse de l’inquiétude vient de l’épanouissement
féodal de la personnalité, et j’ai toujours rêvé de perdre la mienne et de
devenir impersonnel. Annihiler la prétention de se regarder comme la
demeure du monde et ne plus avoir besoin de justifier ses lois.
Mais quel vain débat je mène, et quel emploi malhonnête je fais des
facilités dialectiques. Je traîne involontairement mon ombre et le risque
de son explication derrière moi.
Je ne combats plus mes faiblesses, mes maladies, mes imperfections. Je
les englobe dans ma force vitale. Elles me sont nécessaires à la digestion
des conflits comme les microbes de l’eau le sont à la nourriture. Je déve
loppe consciemment mes impuretés et mes vices, je voudrais les accroître,