JEAN GIRAUDOUX
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accordait aucun répit, aucun repos. II fallait manger et dormir et tou
jours manger. Suzanne est plus optimiste; ce qu’elle découvre ce n’est
pas la miséricorde divine, c’est la bonté, ce qu’elle aime ce n’est pas
le confort, c’est la poésie. Tout autour d’elle fleurit la joie.
C’est à Jean Giraudoux qu’il appartenait de rétablir cet équilibre.
Il a donné à Suzanne ses dons les plus certains, optimisme, clairvoyance,
amitié. Jean agirait comme Suzanne et nous devons lui en savoir
gré. Il ne se laisse pas deviner mais il avoue enfin. Jacques n’était donc
pas seulement égoïste, Manuel paresseux et Bernard faible : ils étaient
aussi optimistes et Suzanne, plus spontanée, nous a permis de le savoir;
Giraudoux sait rire. Il accepte de n’être pas sérieux, d’être léger, d’être
aimable, d’être même quelquefois étrange. Les grands mots, les noms
lourds ne l’impressionnent pas. Il est un anarchiste distingué et ce n’est
pas Siegfried qui prouvera le contraire. Le parfait indifférent, celui
qui n’a plus de mémoire, oublie tout, n’oublie rien. Il voit toute la bous
culade des jours, et n’entend rien. Un cri, c’est la guerre; une conver
sation, c’est la révolution; l’Allemagne, une collection d’objets en
peau de lézards; la France, une rivière. Les femmes meurent en jouant
avec leurs tics comme avec une chaîne de montre, les femmes vivent
en jonglant avec leur conscience et leur vertu.
Cette soumission des éléments domptés, la lune vue de Munich
porte un aigle noir en son centre, cette séduction à rebours, les femmes
portent des numéros sur leurs muscles, cette gravité sans profondeur,
la révolution n’est qu’une farce d’atelier, est-ce Siegfried qui en est res
ponsable ?
Ainsi passent autour de ce cerveau sans mémoire, de cet Européen
sans patrie, un pays sans arbres, sans fleuves, des maisons sans toits, des
têtes sans cheveux, des yeux au double regard. Siegfried trace les fron
tières de sa race et celles de son cœur. Je ne le connais plus.