MOGANNI NAMEH
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Il les connaissait bien! et ces maisons d’apparence si cossue et si bour
geoise cachaient, dans les ferrures de leurs portes verrouillées, bien des
joies illicites à ses doigts. Il avait cueilli tout un méandre de sensations
à fleur de peau qui s’était fixé, en lignes ineffaçables dans la paume de
ses mains. Enfin, il débouchait, comme par une lucarne, sur l’infini du
ciel : la dernière arcade encadrait un paysage de minuit. Les terrasses
et les échoppes dégringolaient jusqu’à l’Aar, la grande nef de la cathé
drale se dressait comme un mur, dominée par la tour, et, à foi ce de
fixer la nuit, ses yeux s’aiguisaient, il croyait voir scintiller les glaciers,
au loin. Cette étincelle battue à la meule de la grand’ ombre allumait
une flamme qui descendait du ciel et se posait, sous forme de femme,
au sommet de la tour. La ville s’illuminait, des gnomes et des fées
circulaient par les rues lunaires. Lui-même était un prince. Il ramenait
des bois mauvais un rare butin : sur une haquenée blanche, plus pâle
que ses voiles de neige, sa bien-aimée morte. Un cortège se formait
silencieux derrière eux. Et ils pénétraient, sur des jonchées de lys, par
les porches grands ouverts de l’église, tandis que dans la nuit, des
anges chantaient des symphonies d’allégresse en faisant résonner très
doucement les orgues :
« Cujus oriu tripudiam
Angelorum symphonia,
Sub noctis canticinio
Dulci deprompsit organo... »
Ces longues stations dans la nuit lui avaient mis une nostalgie au
cœur; il s’était détourné de ses études de médecine, gravissait le calvaire
de l’antiphonaire de Saint Gall, interprétait les ardues hymnes de Tutilo,
qui, maintenant, lui venaient, peu à peu, aux lèvres...
Il s’absorba dans le XII* chapitre « Marbode — le livre des
gemmes ». Les heures passèrent sans laisser de traces.