LES SPECTACLES
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de Baudelaire, et aussi celle de M. Barrés, le style d’aucun écrivain ne
nous avait donné cette joie. Nous n'avions pas depuis longtemps trouvé
d'œuvre où les mots eussent ce poids, cette densité; et fussent, sans
un soupçon d'embonpoint, si bien en chair.
Le rideau se lève sur Antigone et Ismène. Derrière elles au-dessus
d'une ébauche de colonnade, les masques de l'opinion publique, dans
toute sa lâcheté et ses courts élans, s'expriment par une seule bouche.
Ainsi se réduit le chœur, et toute la pièce est à la même échelle ; non
que Cocteau coupe, mais il s'exprime avec une rapidité que seuls
déplorent ceux qui d'une œuvre antique n’aiment que la poussière.
Il fait beau. Antigone sera morte avant le coucher du soleil.
De certains êtres, de certains pays, le drame ne nous atteint pas
bien profondément, car, c’est horrible à dire, on les sent nés pour cela.
C’est peut-être la raison de la légèreté avec laquelle nous envisageons
la secousse russe. Qui sait si Antigone, cette jeune anarchiste, n’était
pas née pour le bonheur? De cette incertitude sur le destin de chacun
naît une atmosphère divine.
La jeune Grecque qui joue Antigone, Mademoiselle Atanasiou,
porte bien son nom. On ne tombe pas avec elle un seul instant, même
au plus profond de ses malheurs, dans le danger d'oublier la naissance
d'Antigone, et qu'elle est de sang royal. J’insiste sur la noblesse de
Mile Atanasiou, parce que, presque par profession, pourrait-on dire,
les acteurs en sont très dépourvus. Cette noblesse qu’il ne faut pas
confondre avec l'emphase l'emporte à nos yeux sur la virtuosité la plus
riche. M. Dullin exprime k merveille toute la faiblesse et la majesté
de Créon. La sortie de ce prince, lorsqu'il se décide trop tard à
sauver Antigone : « Je crains qui il soit impossible d’obéir toujours aux
vieilles lois », est un admirable exemple de ce comique, situé au-dessus du
rire, qui imprègne Parade, les Æariés ou le Bœuf dur le Toit.
Toute la troupe de M. Dullin est d'ailleurs excellente dans Anti
gone. C’est l'épreuve de tout ce que Ton peut tirer de la jeunesse, et
comment suppléer à l'expérience? Car Cocteau, bien entendu, a monté
son Antigone avec le soin que Ton apporte à un ballet, réglant chaque
intonation, chaque geste.