342
BLAISE CENDRARS
l’un j’offre mon cœur sanglant rempli de rêves d’amour, éternels, illimités
et aussi somptueux que ma folle fantaisie ; à l’autre, ma chair humide trop
mûre des moiteurs languissantes, des désirs précis et chauds, et aussi con
centrés que ma volonté toute-puissante. Je m’amuse aux ébats et aux
disputes de ce petit dieu et de ce petit diable qui se pendent à mes trousses,
tâchent d’attraper l’un mon cœur, l’autre mon sexe et je ris de leurs
culbutes. Je suis le Poète : j’ai donné et cœur et sexe à la Femme. Insou
ciant je m’enivre d’illusions et de beauté : de mots, de lignes, de sons,
de lumièrese et de parfums. Je rêve. Je ne suis ni bon, ni méchant, ni naïf,
ni perverti : je souris : et c’est une ride de plus à îa face du Néant, car
je suis le Néant : l’Homme : le Néant primordial qui planait sur les
eaux, qui fit le Verbe, la Gloire, l’Immortalité. »
Ne pouvant retrouver son équilibre, il sortit.
Il marchait avec peine.
Des bandes d’ouvriers le croisaient. Des êtres enguenillés, emballés
de la houppelande en peau de mouton et crasseux; des visages comme
équarris à coups de hache, des faces taillées à même le chêne où pen
dait, comme des lambeaux d’écorce, la barbe; des brutes, la bête des
bois; la plupart petits, trapus, noueux, mauvais, avec, dans leur figure
plissée, des yeux bleus pointillés de rouge, des yeux observateurs, rusés,
malins, avares. Ils passaient par groupes, pataugeaient dans la boue de
la chaussée, les pieds entortillés de paille et entraient, par enfilades, se
bousculant, chez les traiteurs aux affiches violemment bariolées de rouge
et de bleu autour des théières or.
Il pleuvait toujours. Dans l’air circulait une moiteur imprévue; on
sentait que le printemps allait s’installer. La glace se craquelait; au bout
des branches pendaient comme des tampons humides de ouate; la neige
noire était spongieuse.
Il huma ce renouveau qui avait un relent sourd d’hôpital.