MOGANNI NAMEH
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... Il se voyait chef d’orchestre. Dans l’intérieur si laid de la cathé
drale de Berne, milieu favorable à son rêve, car il y avait, maintes fois,
tenu les orgues. Trois accords puissants annonçaient, au début, que les
portes extérieures s’étaient closes avec fracas; un lent trémolo des vio
lons, que le voile des mystères lentement s’entr'ouvrait, que la scène
était tout intérieure; et le mineur de la tonalité, le jeu humain, pérennel,
douloureux : la vie palpitante d’une âme.
Du haut de son estrade, soutenu et porté, il dominait les instruments,
réglait les rythmes, dansait, plastiquement, les phrases mélodives; de sa
baguette magique, qui animait la vie primordiale de l’orchestre; de ses
doigts nerveux, qui balançaient le sceptre de puissance illusoire; de
son bras, qui scandait la passion des harmonies, l’accouplement des
notules disharmoniques, le déchargement des atmosphères musicaux;
de son geste impérieux, qui déversait les furies et les tumultes, ouvrait
l’écluse écumante des grandes orgues; de son regard, qui allumait les
voix des choeurs échafaudés par devant lui, les allumait, les éteignait,
comme autant de cierges de pénitence et d’oraisons; du tressaillement
de son dos, sous sa correcte redingote, qui fixait l’œil de l’auditoire,
derrière lui ; de son pied, qui martelait les triomphaux éclats des cuivres,
les chambardement des timbales, les délirants hosanna des blanches
voix des femmes; de tout son être, enfin, qui, ayant incité, au mouve
ment, toutes ces vies, ne pouvait plus les maîtriser, était emporté, sou
levé, et dansait, fatalement eurythmique, la gigue de son anéantissement
sur les débris fumants de son cœur!...
Dans les violoncelles rampait, douloureux, le serpent de son sexe.
Un motif de lumière tentait de le foudroyer; mais la bête vipérine dres
sait, étincelante, la tête; un éclair améthyste, les chromatiques strillantes
des violons, comme un regard de haine — et l’aigre rire d’un fifre!...
Puis, peu à peu, les deux motifs prenaient plus d’ampleur, plus de
puissance. Une dualité mauvaise s’accentuait, deux éléments, la terre
et le feu, l’ange et la bête..., et des tonnerres, et un orage épouvantable
se déchaînaient...