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10 BLAISE CENDRARS
baine, car d’habitude il n’y a pas de beurre, le matin. D’ailleurs, c’est
jour de fête puisqu’il est là.
Il répond de son mieux. Puis, tout à coup se tait. Quelques mono
syllabes tombent avec peine de ses lèvres. Il sourit vaguement. Il est
très pâle... « A Paris! oh, ç’a été la meilleure époque de ma vie. — En
Suisse, je préparais mon doctorat, je ne pouvais vous écrire. — Oui,
oui, j’ai fait bon voyage, mais c’est bien long, je suis un peu fatigué. —
Je n’ai pas changé? moi, je croyais avoir beaucoup changé. ))
Il se lève, allume une cigarette, la dernière de Paris. II froisse
longtemps le papier jaune de la Régie, puis le jette. Le fils le ramasse.
Il lit lentement, car il apprend le français au gymnase « 20 cigarettes
élégantes, 60 centimes. » Tous sont penchés sur ce papier qui vient de
Paris, de si loin ! C’est une merveille. La mère le prend, le serre soigneu
sement dans un tiroir à clé de la commode. Ecureuil, corneille, elle ne
l’en sortira plus... elle a sa provision de vieux papiers, de quoi gonfler,
comme on empaille, son vieux cœur sentimental. Lui se promène, va, vient
par la chambre. Le tourniquet des questions reprend. Il y répond au
hasard, avec bonne volonté. Sa langue crécelle. Les péripéties de son
voyage les intéressent. Ils le plaignent, l’admirent d’être venu sans le
sou, inopinément.
Cependant, de grands frissons lui courent dans le dos. Il sent la
fièvre qui lui étreint les tempes. Une pensée heurte obstinément son
front, comme un bélier: <( Qu’es-tu venu faire ici, bêta? Qu’es-tu
venu faire ici? » Il se rend compte qu’il a été dupe de quelque chose,
— de sentiments sentimentaires, — d’une théorie d’indépendance, —
de pensées et d’images tournant autour du poète-voyageur et s’élevant
à la puissance d'un mythe, — d’une méthode pratique de liberté
— ha! ha! — comme s’il y avait d’autre liberté que celle de
travailler solitaire, dans une chambre nue, à une œuvre qui se veut
littéraire; — mais un absurde besoin de revoir les lieux où il avait été
pétri des plus fortes impressions de son adolescence l’avait poussé; une
manie de son esprit, de retourner là où il avait déjà vécu, afin de mieux