STÉNOGRAMMES
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FINALE
Adieu les mois! Le temps n’est plus d’être nous-
mêmes pour les autres. La vie a emboîté le rêve. La
vie s’est drainée des pensées stagnant dans une
attente de gloire, des gestes raidis dans un désir de
fixité. Notre âme a déchiré sa robe de courtisane.
L’être anonyme et saugrenu ne couchera plus avec
elle par la procuration du livre. Ne plus écrire.
Le temps, libre et vaste voie jadis, se rétrécit
toujours davantage. Le temps n’est aujourd’hui qu’un
câble étroit sur lequel notre activité s’avance comme
une danseuse de corde. Les jours ressemblent à des
pages quadrillées qui n’auraient même plus la marge
du rêve. Appels de l’or et du plaisir. Nécessités immé
diates. Communion dans le présent. On regarde la vie
par le petit côté de la jumelle. Le boxeur, la dactylo, le
nègre sont des premiers plans. Où te nicher, poésie ?
Le génie est une encombrante obésité. Que notre
sensibilité se profuse donc en paroles fugaces, en
gestes vains : oh ! beauté de l’idée qui s’élance et
retombe sur elle-même avec la stérile verticalité du
jet d’eau! Il faut acclimater l’imagination aux pays
des formules et du chiffre. Il faut laisser à l’esprit sa
franche salure au lieu de le mettre en conserve pour
des siècles perfides. Fini le prétentieux tourisme de
nous-mêmes ! Notre vision doit saisir tous les visages
du monde sans se détendre pour les recréer en elle.
Il n’est de vrai que l’éphémère. Le reste a un goût de
musée et de vieilles dames. Adieu les mots !
Marcel RAVAL