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JEAN EPSTEIN
moins exactement et sentons aussi, de savoir ce qu’est scientifiquement
l’éclipse, ne nous défend pas contre un pénible sentiment d’oppression
lorsque nous voyons la lumière à demi s’éteindre. L’argument raisonnable
est normalement inefficace contre l’argument affectif. On a beau se con
vaincre raisonnablement que cette angoisse n’est pas fondée, l’angoisse
subsiste néanmoins, et située hors de la raison, les preuves de la raison ne
la touchent pas. Et si l’astronome n’éprouve pas d’angoisse du tout, ce qui,
d’ailleurs, n’est pas sûr, il le doit non aux arguments de sa raison, mais
au fait qu’il détourne son attention de sa vie affective.
C’est à parler généralement que les deux domaines raisonnable et
affectif sont ainsi indépendants. Il y a déjà eu le système kabbaliste où
ils étaient confondus et donnaient une étrange figure du monde. De ce
système kabbaliste nous retrouvons dans l’esprit d’aujourd’hui plus d’un
caractère. La kabbale pourrait n’être pas une métaphysique exception
nelle et unique, mais simplement le cas particulier d’une méthode de con
naissance sur le point de se reproduire.
Dans cette méthode, la connaissance n’est pas tantôt de raison et
tantôt de sentiment. La connaissance y est simultanément sentimentale et
raisonnable. Nous dirons qu’elle est lyrosophique et nous appellerons
lyrosophie la figure de l’univers qu’elle édifie. La kabbale n’est qu’un
cas particulier de lyrosophie. Mais si la kabbale, la plus étrange aven
ture de l’esprit humain, passa sans laisser de traces très marquantes, c’est
qu’à son époque les sciences n’avaient qu’une valeur de bibliothèque et
de cabinet. Si un promeneur s’abandonne par accès à la merci d’une
intuition excessive, au mieux et au pis, il ne lui arrivera que de découvrir
une source ou de personnellement s’embourber dans un marais.
Aujourd’hui, c’est à une époque scientifique, à une époque dont
toute la vie industrielle, sociale et, jusqu’au tout dernier moment, intel
lectuelle en général, fut établie et précisément réglée par la raison, que
chantent les sirènes de cette même aventure leur menace de la reproduire.
On ne saurait dès maintenant dire que ce serait, si l’aventure s’accom
plissait, un désastre. Non plus, comme d’aucuns, encore peu nombreux et