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que le diable obéisse aux lois éternelles? Silence. Les Mouettes
sont charitables. Les noyés n'ont pas à se plaindre, la mer est
si douce, notre mère à tous. Voici l’aube.
— Quelle heure est-il ?
— 6 heures du matin !
— Quel jour sommes-nous?
— Le 26 Octobre, mais il faut dormir, mon petit.
— Quelle année, ma sœur ?
— 1915, mais il faut dormir.
— Ma sœur, je suis né une heure plus tard qu’il y a vingt
ans.
Depuis des mois je songeais à cette date. Je l’attendais
comme on attend la pluie qui fait germer les graines, comme
une femme pour le premier baiser. Je me disais : une porte
s’ouvrira au fond de l’horizon. Je verrai toute ma vie au loin,
avec scs allées, ses carrefours, ses bosquets, ses fleurs, ses prai
ries, ses arbres, ses oiseaux, son ciel, les bateaux divins, les
passantes claires, les nuages lourds et la statue immobile qui
est tout au bout. Mon père. Je remplacerai la statue, alors je
serai comme elle, de marbre froid et mes enfants viendront jouer
autour.
Je dirai tout cela au chirurgien et à l’aumônier pour qu’il me
pardonne. Non, il vaut mieux que je ne dise rien. Ce serait
ridicule. Je ne serai jamais un enfant grec : de la poudre et de
balles. Je veux garder cela pour moi. j’ai le cœur si gros, si
gros. Mon anniversaire, quelle mauvaise chique !
« Monsieur le major, aujourd’hui, j’ai vingt ans. »
Je me suis mis à pleurer. J’étais si seul, si faible, si triste.
H n’a pas compris.
On m’a posé des ventouses. Je suis revenu tout à fait à la
lumière. Je revenais de loin. J’étais mouillé : l’eau du puits...
puis on m’a donné un doigt de vin fortifiant, une larme seule
ment, le 26 Octobre 1915, le jour de mes vingt ans, à Pargny
les Reims (Marne).
Marcel SAUVAGE