349 —
ANACHRONIQUE
Un soir d’automne, j’étais à Rouen avec Robert Mortier
et Florent Fels. Dans une brasserie, un petit professeur de
billard nous vanta la cuisine de la maison. Il était très ému
d’être présenté à un champion du monde, Robert Mortier.
Le gérant souriait modestement. Nous eûmes le tort d’en
croire ce sourire et ces éloges.
Après le diner, nous allâmes au cinéma. On y donnait
Les Quatre Diables, édité dit-on par la Dansk-Film de Co
penhague. Ce film, eut pu dire notre maître Rocambole, fut
peut-être le plus beau soir de notre vie. Je n’oublierai pas
l’acrobate androgyne, ni la comtesse, tendre hyène sans
sexe, ni le comte, beau comme un mannequin de cire. Les
Quatre Diables m’ont entraîné dans les enfers d’où ne re
viennent pas toujours les ombres de Tabarin. Soleil de mi
nuit des projecteurs! L’arc-en-ciel des chapeaux déteint
sous la pluie nocturne, sous la pluie froide, ô tristesse.
Chers amis, nous, mauvais Européens, mauvais citoyens du
monde, nous en avons vu de toutes les couleurs. L’esprit
français animait cette grosse dame tricolore qui chantait
l’autre soir, au café-concert : Marianne est comme ça! Une
jeune Anglaise qui m’a un peu embrassé sous l’Arc de
Triomphe, un soir que j’avais bu trop de champagne, écrit
des romans pour une collection qui s’appelle Les Frissons
à deux sous. Tchitcherine le Russe engage Isadora Duncan,
au théâtre des Soviets. Allons, la sottise n’a pas de patrie.
L’autre nuit, j’attendais vainement la fin du monde dans
un cabaret de Montmartre. Dans les restaurants de nuit de
Berlin, me racontait une dame qui revient d’Allemagne,
qu’on éprouve une délicieuse impression de danger! La
Mort danse au milieu des masques, une rose aux dents et
l’on sait que la fête peut se terminer par un coup de revolver
un beau soir. Hélas! tous les soirs sont aussi grands l’un
que l’autre, tous les matins, une nouvelle aurore se lève —
les jours se suivent et se ressemblent.
Georges GABORY.