LE CRAPOUILLOT
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A la Manière des Grandes Revues
LE MOINE
Trois sonnets inédits; par Alfred de Musset, Gérard
de Nerval et Charles Baudelaire.
A Marcel Proust, qui a écrit
Y Affaire Lemoine-, son ami.
J.-L. V.
Nous avons la bonne fortune d’offrir aux lecte'urs du
Craponillot une triple curiosité littéraire, qui est un
inestimable trésor pour les chercheurs et pour les éru
dits. En flânant chez un libraire de province (il y a
vraiment une providence pour les lettrés !), notre atten
tion fut attirée par une liasse assez forte, enveloppée
dansunechemisedepapiervergé,glacé, de teinte bleuâtre,
et sur le recto de laquelle on lisait, écrit d’une belle écri
ture ferme et luette, ces mots : La Présidente.
Nous pensâmes aussitôt à Madame Sabatier, qui fut,
comme on sait, l’amie de Baudelaire, de Gautier, de
Flaubert, et dont Gustave Ricard a laissé un admirable
portrait qui doit figurer aujourd’hui, sauf erreur, dans
les collections des héritiers de M me Moët-Chandon.
Nous ne nous trompions pas : il s’agissait bien de cette
intelligente et voluptueuse Egérie.
Nous nous réservons de faire paraître ailleurs tous les
trésors que nous découvrîmes dans ce véritable nid d’iné
dits. Outre quinze pièces érotiques de Théophile Gautier,
auprès desquelles le fameux Musée secret sembleavoir été
écrit pour un pensionnat de jeunes filles ; outre les pre
miers chapitres d’une troisième version de Y Education
sentimentale, il y a là toute une correspondance amou
reuse, échangée entre la Présidente et Sainte-Beuve, qui
verse d’importantes, de décisives pièces au débat engagé
entre M. Louis Barthou et le regretté Emile Faguet, au
sujet de l’impuissance génitale du célèbre auteur des
Lundis. Lorsque cette correspondance verra le jour, on
ne pourra plus douter de la vertu de la noble compagne
d’Olympio.
Aujourd’hui, nous détachons de cette mystérieuse
guirlande romantique trois sonnets, aguichants à plus
d’un titre, et qui provoqueront la joie et l’étonnement
des fervents de Musset, de Baudelaire et de Nerval.
Ni M. Séché, ni M. Crépet, ni M. Aristide Marie ne
paraissent les avoir connus. En tous cas, dans leurs
savants ouvrages, il n’y est même pas fait allusion.
Comme on le verra, ces trois sonnets inédits traitent
le même sujet; et, bien qu’ils portent des titres diffé
rents, nous les réunissons ici sous une appellation com
mune : Le Moine, qui peut leur convenir à tous trois.
Ces joyaux, ces véritables perles se trouvaient entre
les mains du frère de lait de Théodore de Banville.
En effet, la liasse en question fut léguée par M me Sabat-
tier à M. Tirésias Merlin, récemment décédé, fils de la
morvandiote Philomèle Merlin, qui allaita le poète des
Cariatides. — Banville avait coutume de dire que cette
nourrice descendait de Merlin l’Enchanteur, le célèbre
illusionniste auquel M. Paul Fort vient de faire une si
harmonieuse publicité.
★
* *
Le plus ancien de ces sonnets est, naturellement, celui
d’Alfred de Musset. 11 est intitulé le Moine de Sorrente;
et il est daté de 1826; c’est-à-dire de l’époque où l’auteur
des Nuits croyait encore, comme dit son émule en gloire,
Lamartine, « à la sainteté de l’amour et à la durée de
l’enthousiasme ». La dédicace : « à la marquise de
S.-F. » nous détermine à affirmer qu’il s’agit là de la
fameuse Bettina di Santa-Felice, qui fut l’amie et en
quelque sorte la tendre complice de la princesse Belgio-
joso, et dont chacun connaît la mort retentissante, dans
un berceau de tubéreuses apporté nuitamment, au
pied même du tombeau de Dante, par des séides
fervents.
Le sonnet de Gérard de Nerval est particulièrement
précieux, car il date indubitablement des dernières
années de la vie du chantre de Sylvie. Il est certainement
postérieur à l’immortel Desdichado (1853). En effet, la
Moabite dont il est question dans le deuxième tercet du
sonnet, était, comme nous l’avons appris en feuilletant
les mémoires du peintre J.-E. Blanche, que celui-ci garde
jalousements secrets, une amie de la famille du docteur
Blanche, dans l’établissement duquel on prétend avec
beaucoup de vraisemblance que Nerval a été soigné.
Quant au moine, on sait par différentes lettres datées
de décembre 1854 (et publiées par le savant M. Jacques
Bouletiger dans Le Divan), que Gérard attendait à cette
époque la visite du père Barnabé, prieur dans un couvent
du Liban, et avec lequel le poète était resté en relations
depuis son voyage de 1843.
Nous ne croyons donc point nous tromper en datant
des derniers mois de 1854 le sonnet intitulé Le Saint.
Quant au sonnet de Charles Baudelaire, il est de 1859.
C’est l’année où Baudelaire publia dans la Revue fran
çaise une critique du Salon qui fut fort remarquée. Dans
cette étude, notre auteur parle, pour s’en moquer, mais
sans le décrire, du tableau d’un certain M. Biard, intitulé
Amour et Gibelotte, qui représente, d’après nos investi
gations, un sergent de ligne en cantonnement dans un
intérieur rustique. Ce sous-officier dévore de bon appé
tit un lapin préparé en gibelotte, tandis que, dans le
fond de la toile, on aperçoit une accorte villageoise qui
glisse dans le lit qu’elle prépare pour son hôte un de
ces beaux cruchons de grès avec quoi, dans nos cam
pagnes, on remplace avantageusement les bassinoires,
lesquelles sont d’usage générai dans les villes.
Ce tableau est peut-être la clef, si l’on peut dire, de ce
sonnet. Car, si l’on veut bien consulter Littré, on y verra
que le mot moine ne signifie pas seulement : « homme
qui s’est engagé par des vœux à suivre une certaine règle
autorisée par l’Eglise », mais encore : « cylindre de bois
creusé dans lequel on introduisait un fer chaud, ou bou
teille d’argile remplie d’eau chaude dont on se sert pour
chauffer les lits. » Même en poussant la liberté d’interpré
tation à ses plus extrêmes limites, nous ne pensons pas
qu’on puisse prendre ici le mot Moine dans sa pre
mière acception. Nous n’ignorons point que Baudelaire
est l’auteur du Reniement de Saint Pierre, des Litanies
de Satan ; mais le sens du sonnet est assez clair pour
nous interdire de voir dans cette pièce si caractéristique
une inspiration immorale et sacrilège.
Maintenant, comment cestrois sonnets se trouvaient-ils
réunis entre les mains de M me Sabatier ? C’est là une
énigme dont nous attendons la solution du hasard, —- ou
de la perspicacité de nos lecteurs.
Ladislas Vervier de Montlaur,
Attaché libre à la bibliothèque de
l'Institut Royer-Collard.