ROBERT HONNERT 
Anna 
Anna laissa tomber sa cravache ; un artilleur la lui tendit en 
souriant lourdement. 
Brute, murmura Anna, mais qui a des dents fraîches. 
Elle poussa son cheval et galopa entre les haies jusque Saint- 
Avertin ; au-dessus de l’église, elle le ralentit ; les sabots raclaient 
les aspérités de la pente, les enfants du boulanger la regardèrent 
passer et rentrèrent en criant. 
Elle traversa le Cher, et reprit le galop sur la levée. Elle y 
fredonna : « Tu t’amuses, Anna ; surtout crois-le, tu t’amuseras. 
Ou réfléchis; j’ai lu Corneille et M. Boutroux. Je sais ce que 
j’ignore : je suis savante. J’aime ; j’aime les dents fraîches : 
Boutroux m’a donné le goût des dents fraîches. — - Marcel est 
beau, puisque je l’aime ; je l’aime d’ailleurs parce qu’il est beau. 
Mon cheval me divertit bien : mais pourquoi faut-il mettre une 
amazone, je préférerais monter en cavalier. J’aime Marcel, je 
dois l’épouser, mon cheval, je dois endosser l’amazone. Rien de 
plus bête que la société. » 
Un train parcourut la grande courbe dans la prairie. 
« Qu’au rêve l’aventure passe ; mais qu’on l’essaie ! Et si je 
voulais partir, je ne pourrais pas. » 
Elle regarda la montre de son bracelet : « la messe d’onze heures 
Maman, ma sœur et mon beau-frère me laveront la tête ; vive 
ment le bolchevisme ! » 
« 11 serait bon, Anna, dit Edmond, que vous eussiez, à l’église, 
l’air plus recueilli. Je n’ignore pas que la formalité de la messe 
vous ennuie, mais vous vous devez, et vous nous devez, ma chère 
Anna, de le dissimuler. 
— Je n’irai plus à la messe. — M me Walter et Louise mêlèrent 
leurs voix suppliantes : Je t’en prie. 
— Je^suis de bonne humeur. J’ai bien respiré : vous essayez 
toujours de m’étouffer, Savourez votre café ; je me moque de 
vous ; adieu. — Comme tu parles à ta mère ! — N’oubliez pas 
que depuis la mort de mon regretté beau-père, je suis devenu 
le chef de la famille. » 
Anna fit un pas de tango, dit mélodieusement : Je m’en fous, 
et sortit. Elle est trop instruite, dit sa mère. — Eile ne me res 
semble pas, soupira Louise, en souriant avec respect à son mari
	        
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