L’ŒUF DUR — 13
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dans de la gelée de groseille, saupoudrée d’amandes pilées.
Le jeune seigneur la suivit du regard, leurs yeux se rencon
trèrent. Elle sourit en contemplant le fruit tombé ; comme il
la regardait plus loin que les yeux elle rougit.
Le danseur se mit à tournoyer, les bras en croix, comme
un Dieu ivre. Puis plus menu, incapable de grands travaux,
les genoux pliés, se raccrochant à une exiguë image du monde,
pour bondir et décrocher tous les fruits, ravir le silence et déchirer
la nuit. Le chanteur assis près du poêle suivait de son chant
émerveillé et docile la danse échevelée et mauvaise puis com
patissante à tous les orphelins.
Le jeune seigneur appela la jolie servante, il grattait de
son canif d’argent le noyau du fruit: «Tu me plais, viens
là-haut. Nous entendrons la musique et le chant des
paysans, je te caresserai sous les fourrures et tu me réjouiras
de ta chair et de ton odeur. Viens, je serai doux, je ferai cou
rir tout ton corps sous ta peau. Nous nous noierons longuement
sous nos propres ongles. Nous mêlerons nos dents et nos che
veux. Quand je partirai, je te laisserai ce bracelet d’agathe,
tu pourras le baiser le soir en songeant à un autre amant.
— Vous vous moquez, seigneur, je suis une pauvre fille. Les
enfants du village jouent aux billes avec moi. Voyez mon ombre
sur le plancher, elle va rejoindre là un filet de bière, là un filet
de sirop. Mes mains sont faites pour porter les viandes, non
pour toucher votre sein sous la fourrure. Il ne suffit pas aux
nobles de choisir celle qui plaît parmi la file des esclaves. Je
n’ai point chaque soir un autre amant, gentil seigneur. Un
seul tient mon cœur et mon corps chaque nuit, et je n’en veux
point d’autre pour aucun bracelet. »
Elle courut à travers les tables chercher celui qui chan
tait. Il avait une grave et douce figure ovale, avec des yeux
clairs. Devant les étrangers il se dandinait lourdement.
«Voilà celui qui a su me plaire, seigneur, pour lui seul je
danse nue. »
Le chanteur souriait gauchement en piétinant devant la
table. Il répétait, gêné et flatté: «C’est vrai... c’est vrai... »
Son visage était tendre et sa peau fraîche. Son chant avait
déplacé les meubles d’une vieille maison dans les montagnes
où le jeune seigneur allumait le soir les lampes, où le matin,
enfant déjà inquiet, il mordait les fleurs du parc, pleurait
dans la bibliothèque. Le seigneur l’avait aimé.
« A ta place, dit-il, en la regardant, j’aurais préféré le
danseur. »
L’autre servante les écarta et les repoussa, elle apportait
le café brûlant et des petits pains d’anis, de poivre et de canelle.