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L’ŒUF DUR 
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eette joie rageuse que j’éprouvais à traverser sans réflexion 
la chaussée, à être insulté par les chauffeurs et à sentir une 
minute de circulation compromise par moi et même un peu de 
danger, tout cela pour une piètre folie, pour cette toute petite 
étudiante raisonneuse. J’abordai Madeleine. Je lui dis : « Regar 
dez-moi. Voilà un visage qui vous désire : c’est tout. Je ne 
cherche même pas à m’embellir moi-même par les délicatesses 
qu’après tout je pourrais vous raconter. Voilà ma pauvreté et 
mon désir. » Elle déroba ses yeux, me toisa un instant d’un 
court regard parti du sol, puis, les dents serrées, les épaules 
immobiles, le corps indifférent, elle dit : « Marchons un peu 
si vous voulez. » J’étais bien sûr qu’elle ne m’aimait pas, mais 
je n’étais guère décontenancé et je ne cherchais pas à mentir. 
Comme je l’aurais fait à moi-même je lui contais les sentiments 
que j’avais pour elle, longuement, tristement. — Elle parlait 
peu, elle dit seulement : « Vous avez, — elle hésita un instant, 
— certains besoins et beaucoup d’imagination. » Ce diagnostic 
me plut, me parut intelligent et, un moment, doubla et affina 
mon goût pour Madeleine jusqu’à me faire sentir d’une façon 
très pénible (heureusement assez brève car j’eus la sensation 
de quelque chose d’absolument destructeur de l’individu) la 
douleur de n’être pas aimé. Mais tout de suite cette remarque 
de Madeleine, — d’une telle netteté, d’une telle froideur, — 
me la révéla si anguleuse, si égoïste qu’un goût de nausée erra 
dans ma bouche. J’aurais compris une rupture brutale et ami 
cale de Madeleine, un : « Au revoir » sec et souriant. J’aurais 
surtout compris qu’elle ne me prît pas absolument au sérieux, 
— malgré le tragique de tout désir un peu charnel, — mais 
qu’elle cherchât par des ingéniosités et des intuitions de femme 
à me faire sourire, à me déformer justement mon désir et à me 
faire revoir mon pauvre amour dans un miroir où je l’aurais 
retrouvé, avec quelque amertume mais avec bon garçonnisme, 
ridicule et drôle tout à la fois ; j’aurais aimé la solution banale 
du conflit, — qu’elle eût cherché à devenir ma camarade ! Mais 
non : je trouvais seulement une brève analyse indifférente. 
Je la quittais avec un cœur gros, un cœur d’enfant qui a 
passé un jeudi triste. Cependant ma soirée ne devait pas man 
quer d’une certaine douceur grave car Paris disposait alors 
d’agréments délicats et sûrs qui imprégnaient mes tristesses 
d’harmonies en quelque sorte soyeuses. Au coin d’une rue je 
rencontrais Lafarge ; son affection et son élégance m’enla 
çaient ; ensemble nous prenions le premier tramway venu et là, 
sur un mode simplifié et lyrique, nous recomposions mon his 
toire. Vue d’un tramway, la vie est toute richesse, drame et 
lumière : on côtoie des gens qui portent avec eux des peines ou
	        
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