L’ŒUF DUR
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des joies totales et sommaires ; on respire l’air sain des bons
feuilletons. Préventions et curiosités d’intellectuel tombaient :
devant la ville qui glissait avec nous sur le rail et nous effleu
rait de ses immenses caresses chargées de vie, mon affection
pour Madeleine me paraissait réduite et bouffonne et je la
brisais sous un flot de bavardage. Je devinais bien dans cette
nouvelle attitude une gaminerie un peu simple dont le senti
ment m’était assez cruel (elle suivait tant de maladresse et de
complication), et je saisissais dans les yeux attentifs de Lafarge
la même idée, — mais je le voyais aussi sourire et par là je savais
que j’étais dans la voie de la guérison de mon amour.
Mon désir devait s’attarder encore quelque temps auprès de
Madeleine et je connus des matins agacés, boudeurs, une chair
mauvaise, mais le hasard me distribuait des spectacles qui
transformaient ces sentiments. Je me souviens de ce lourd
matin d’été où, après avoir quitté Madeleine, tandis que
j’errais, la tête basse et le cœur nauséabond, un régiment
passa, drapeau déployé et clairons sonnants. Révulsif admi
rable : toute mon inquiétude physique se dispersa dans cette
image d’Epinal (une image stupide et à laquelle je ne croyais
guère, mais qui m’apportait, en série, ces grosses visions impré
cises, exagérées, rapides, capables pourtant de dénouer cer
taines crises) j’entrevoyais une guerre boueuse, des femmes
violées et déchiquetées sur des remblais battus de mitraille,
et, sous une bourguignotte bosselée, une agonie lente et inutile.
La loterie tressaille encore de son bruit de crécelle : vous
perdez toujours, Madeleine. Le vent balaie le boulevard et vous
ployez, frileuse. Je me frôle voluptueusement à ce vent et tout
mon optimisme se détache d’un bloc de vous. Madeleine, vous
étiez le dernier écho des leçons littéraires et des méthodes de
vie intérieure que m’enseignèrent mes maîtres au lycée. Dans
mon affection pour vous, régnaient l’atmosphère grise, le culte
du souvenir, le goût de la coordination des événements, et à
certaines heures, — comme un condiment nécessaire,— le désir
physique isolé et restreint dans son action, en un mot tous les
éléments d’un petit roman d’analyse classique. J’avais cru à
une histoire mienne et je recopiais seulement de chers livres.
Des couleurs plus crues, un paysage plus sonore et plus heurté
m’appellent.
Adieu, Madeleine.