39
L’ŒUF DUR — 13
Troisième lettre. Dimanche, après-midi.
Je ne vous parlerai pas d’Annie, ou si je vous en parle, ce sera
par souvenir et analyse, car je ne l’ai pas vue ce matin. Elle
m’avait dénié tout rendez-vous ; et, la nuit passée, je me laissais
hésiter à attendre d’elle un mot ou à n’en attendre pas, tenté
de me parier avec moi-même qu’au moment où l’on m’appor
terait mon courrier. La porte sursauta et moi avec elle, mais je
permis aussitôt d’entrer et un maigre adolescent à casquette me
tendit un papier. Je pariai pour Annie, oubliai de retenir le por
teur, et m’aperçus trop tard que j’avais en main une dépêche
adressée au Japonais qui couche dans la chambre voisine. Cela
m’ennuya beaucoup à cause du portier adolescent qui croira
que les japonais ont le même visage que les Européens. Je
sonnai, puis j’ordonnai de porter ce télégramme à mon voisin.
« Je ne l’ai pas ouvert » ; j’insistai là-dessus, car je tiens à l’es
time du personnel de l’hôtel qui vend aux Anglais la cote de
moralité des autres voyageurs.
Après de grandes eaux froides, croisée ouverte, je pris posses
sion de sens plus dispos et je décidai de me rendre sur les bords
de la mer, sans essayer de retrouver Annie au concert de dix
heures. On n’a pas toujours le temps, le soir, quand on s’en
dort, de bien regarder le visage de l’âme qu’on dépose à
côté de soi ; et le matin, il nous vient commodément de la
remettre en vous sans y prêter la moindre attention. Ainsi
perdons-nous la connaissance de nous-mêmes, peu sages, mon
Annie. Vous savez que je n’aime pas ça et que vous me servez
de miroir. Je me croyais donc prenant plaisir au contact d’Annie
prêt à user s’il y avait lieu, de son plus tendre abandon,
mais peu porté, même d’amour-propre, à mener moi-même ce
court amour. Je m’y laisse aller, cela va, mais qu’on ne me
demande rien outre, et je pense même avoir peut-être là de
la bonté.
J’arrivais à la promenade où la mer regarde avec des coups
de vagues narquois le dos des naturels assis sur les bancs et la
proéminence nasale des promeneurs de luxe qui accaparent
la scène malgré les pas désespérément grands et les vêtements
flous des insulaires. Suzanne Vié soudain m’accrocha. — Elle
veut décidément m’avoir par surprise; et sans me laisser dire
un mot me poussant vers une jeune femme, «Andrée, voici
Jean-Pierre; — je vous présente, Jean-Pierre, à M m * Rolland ».
Je demeurai calme, comme il sied, et complimentai M me Rol
land sur Annie. Mais Suzanne m’interrompit : « Andrée est
encore mieux qu’Annie et ne paraît pas sa mère, n’est-ce pas ? »