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L'ŒUF DUR
demi-victorieuse. Et Jean amené ainsi à penser qu’au pays,
sans doute, il allait rencontrer Simonne, s’attrista, ne se sentant
pas une maîtrise absolue de lui-même Quand il rentra, il
aperçut, auprès de sa mère, une jeune fille et c’était Simonne !
Il se sentit regardé, interrogé ; il fut brillant ; il débita, en bon
parisien, d’un ton modeste, aimable et renseigné toutes les
appréciations de bon ton sur les pièces et sur les livres ; mais
il s’attrista de nouveau à la pensée que le déclic social était
déclanché et qu’ainsi, au premier moment où il serait seul avec
Simonne, il lui ferait la cour : — Et Jean eut par là un geste
tout étrange quand il vit sa mère quitter la pièce.
Simonne, tout auprès de lui, bordait lentement ses rideaux de
tulle, les pieds posés sur le barreau d’une chaise voisine qui
portait sa boîte à ouvrage ; en face d’elle Jean se tenait les
ieds posés sur la même chaise que ceux de Simonne. Par trois
fois, il la frôla nerveusement, ajoutant toujours sur un ton
cauteleux : « Excusez-moi, mademoiselle. » Et elle avait un
regard bas et noyé, une coulée bleu sombre qui interrogeait,
sans oser, le corps maigre et musculeux de l’adolescent : la joue
gauche de Jean se plissa ; la tête devint cabotine ; d’un ton
mièvre, mais écrasé par un effort d’inhibition qu’on devinait
assez douloureux, il dit : « Vous voyez, Mademoiselle, je fais
comme le cocher de Véronique, je piaffe. » Puis il ajouta, sou
dain hérissé, rugueux, avec une rancune toute paysanne, faisant
allusion à un mariage dont on avait parlé récemment entre
Simonne et un instituteur : « Je ne peux pourtant pas me marier,
moi, et puis, je ne suis pas un collègue. » Blessée, révoltée, mais
incertaine, elle fit seulement, avec un beau geste de madone
agonisante mais extasiée : « Oh 1 Monsieur Jean. » — Une
bouffée sanguine à la tête, dans la pièce une atmosphère par
fumée, crépusculaire et dangereuse avertit Jean qu’ils s’éna
mouraient, qu’ils étaient tous les deux secoués par leurs pauvres
désirs de jeunes, qu’on allait passer aux paroles éternelles.
Jean avait pris sa tête dans ses mains et, penché sur la petite
boîte à ouvrage, s’écroulait par saccades ; le dé de Simonne
tomba ; elle se baissa à son tour ; des mèches blondes caressèrent
un front hâlé ; Jean recula, dégrisé.
Les forces intellectuelles ressaisies contraignirent la personne
sociale de désirs et de colères nécessaires à une contemplation
de soi-même et, par là, à l’inaction. — LTne inaction certes mille
fois plus difficile que toutes les scènes et les pantomimes dont le
spectacle de la vie et, à son défaut, cent livres avaient donné
à Jean une science qui pouvait parer mondainement à toutes
les insuffisances d’un moi trop au-dessus de lui-même pour