25
L’ŒUF DUR
U
sa torpeur sournoise habituelle, irriter son fiancé par sa trans
parente blondeur, et lui entendre dire — dictée romantique
due à la simple apparition de l’année : « Partons pour ne plus
revenir. »
Devant ces exercices poétiques, ces célébrations lyriques, je
m’interrogeais et je ne trouvais en moi — résonance assourdie
et lointaine, — que quelques vers de Hugo qui chantonnaient
sur un arrière-plan de la conscience :
L'année en s'enfuyant par l'année est ravie.
Encore une qui meurt, encore un pas du temps.
Cette certitude de ma mémoire, la puissance de sa vie végé
tative, son aptitude à se mouler sur les choses extérieures,
m’amusaient ; mais par là m’était révélé avec rudesse l’atonie
de ma vraie pensée. Par réflexe je regardais ma cavalière pour
trouver en elle une courte mais profonde image qui me donnât
prise sur ce renouveau qui allait m’échapper. Elle sortait du
couvent et gardait dans sa robe d’un bleu uni cette gaminerie
grave des petites pensionnaires qui vont frôler la vie. Gracieuse,
pleine de curiosités et de réserve, elle semblait une de ces héroïnes
mondaines et sentimentales des romans de Henri Rabusson.
Le souvenir de ces récits dont je m’étais autrefois imprégné
le parfum vieillot, en marge des thèmes latins, me remit en
contact avec cette époque de la première adolescence d’une
intimité si profonde que son rappel provoque toujours une féconde
émotion. Désormais j’avais une sorte d’archet merveilleux pour
rejouer cette nuit, ce bal, ce premier janvier sur un rythme
profond et familier.
IV
J’allais m’asseoir — grisé par cette lourde joie dont on ressent
la chaude étreinte durant les minutes totales de la vie — sur
un canapé du vestibule, et, de là, je regardais la foule des dan
seurs se briser sur les cassures des fox-trotts et s’alanguir sur
les dernières mesures des longs tangos dont les notes renvoyées
par le piano à demi brisé, semblaient provenir d’un instrument
étrange et lointain. Près de moi, Jeanne Leclère songeait, un
peu lasse : l’admirable dessin de sa silhouette brune, une cer
taine majesté dans les lignes de son corps déjà affermi, ses yeux
noirs extraordinairement profonds mais voilés par un sourire
volontaire qui les déguisait sans les altérer, tout donnait à cette
enfant de dix-neuf ans une incomparable beauté en quelque
sorte éclatante, l’aspect solennel du fruit mûr sur le point de