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ÇA IRA !
Une déconvenue
Sur les cinq heures, Jacques Roseau
quitta la Sorbonne. Il était étudiant à la
Faculté des Lettres. Les cours terminés
et le cahier sous le bras, il descendait le
boulevard St. Michel. Il habitait du côté
de Montparnasse mais il allait dans la
direction de la Seine, car le soir de
novembre était doux et tiède et l’invitait
à faire un tour de promenade.
Jacques Roseau s'était tout récem
ment fixé à Paris. Tout lui était encore
sujet de surprise. Il se trouvait seul pour
la première fois de sa vie, abandonné à
ses inclinations, et devant l’agitation de
la vie parisienne, le vertige dispersait
son être.
Il avait pris ses inscriptions à la Sor
bonne et il en concevait une certaine
fierté car il pouvait maintenant regarder
les choses de haut, du haut de la Mon
tagne Ste Geneviève. Il ne tarderait pas
à se lier à des camarades dont la situation
était analogue à la sienne. Cependant,
sa solitude lui pesait un peu, d’autant
plus qu’elle était environnée par la
multitude compacte qui enfiévrait Paris.
Arrivé devant la fontaine St-Michel
Jacques aperçut l’autobus Montmartre
qui était sur le point de partir. Il décida
de pousser jusque là sa promenade afin
de se donner quelque récréation. Il s’in
stalla sur la plate-forme. L’autobus partit
et emporta Jacques à travers le cœur de
l’immense ville.
De vastes perspectives fuyaient de
vant lui. Le soleil baissait, un soleil
étouffé par un rideau de nuages gris
comme un louis d’or au fond d'un bas
de laine, et jetait sur le pavé boueux
des reflets obscurs. Parmi ces tons noirs
et or se découpait la flèche grêle de la
Sainte Chapelle. Noir et or ; c’étaient
les couleurs à la mode et ce soir là elles
se partageaient le tempérament contra
dictoire de Jacques.
Secoué par la trépidation du véhicule
Jacques respirait avec une jouissance
singulière l’odeur d’essence et de gou
dron qui est comme le parfum sui generi
de la capitale, Et il songeait aux privi
lèges que lui réservait son séjour à Paris.
Il avait quitté le train régulier de la vie.
Son penchant inné pour l’indépendance
était porté à son comble. Il était libre
d’aller de Montparnasse à Montmartre.
Rien ne lui manquait et pourtant il res
sentait un grand vide car il n’avait
personne à qui communiquer ses sensa
tions.
Montmartre. Jacques Roseau descen
dit. La nuit tombait. La ville commençait
de s’illuminer. Il remonta les boulevards.
Quelle confusion de monde. Jacques
aperçut les théâtres, il découvrit les
cabarets avec leur aspect rustique. Le
Moulin-Rouge se dressait dans l'obscu
rité. Cela lui rappela les grands horizons
circulaires de la Hollande où de petits
moulins se filigranaient sous des ciels
vaporeux. L’idée d’avoir un jour vécu
en plein ciel accrut encore le sentiment
d’oppression qu’il éprouvait. Jacques,
moins qu’un autre, était fait pour vivre
seul. Autant ses pensées étaient gaies
lorsqu’il avait quelqu’un à qui les confier
autant elles devenaient moroses lorsqu’il
se trouvait réduit à se replier sur
lui-même. Parmi cette affluence de gens
venus de tous les pays du monde il n’y
avait personne qui le connaissait, lui,
Jacques Roseau, et qui voulait lui
adresser la parole.