ÇA IRA !
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Lettre cTiai Bourgeois
rétrograde
Le Comité de rédaction vient de recevoir
la lettre suivante d’un lecteur qui se nomme lui-
même : “bourgeois rétrogade,,. Nous l’insé
rons, parce qu’elle contient quelques reflexions
qui ne nous semblent guère dépourvues d’un
certain bon sens.
Anvers, date de la poste.
Monsieur le Directeur,
Je n’ai nullement l’intention de vous tromper,
et commencerai donc par dire que je ne suis
pas des vôtres. Je ne suis pas un révolutionnaire
convaincu (la mode actuelle veut qu’on dise ;
“ bolchéviste „, mais comme je n’entends point
le russe, je n’ai garde d'employer ce terme,
dont la signification exacte ne m’est pas
connue) ; je ne comprends point non plus l’art
expressionniste ou cubiste, que je trouve par
faitement idiotr Pourtant je lis avec grand
intérêt votre revue, parce que je veux être tenu
au courant des dernières tendances ; mais je
dois vous dire que parfois vos idées me forcent
à sourire, toujours avec indulgence, parce que
je vous soupçonne jeunes.
Si je me permets de vous adresser cette
lettre, c’est que, il y a peu de jours, un pério
dique de tendance plutôt réactionnaire a ré
fusé de l’insérer sous prétexte que j’avais des
idées arriérées ! Je m’adresse donc à l’extrême-
gauche, avec l’espoir de plus de succès. —
Veuillez donc lire attentivement ces quelques
lignes, et les publier ensuite, si vous les en jugez
dignes, sous le titre : “ Lettre d'un bourgéois
rétrograde „.
Monsieur le' Directeur, je suis belge, et
j’aime mon pays ; j'y suis né. j’y ai grandi, aimé,
et tous mes enfants y ont vu le jour; j’espère y
trouver un coin oü je puisse reposer un jour,
là où reposent les nombreuses générations qui
m’ont précédé. Vous trouvez sans doute bien
naïfs ces sentiments? Vous haussez les épaules?
Songez, Monsieur, que vous êtes jeune, que
vos amis sont jeunes, et que la vie ne vous a
pas encore permis de recueillir assez d’expé
riences : vos opinions peuvent changer. Et peut-
être prêterai-je moins à raillerie quand je vous
aurai dit que cette terre où je voudrais trouver
un dernier gîte a reçu aussi la dépouille de mon
fils ainée, de mon René, tombé glorieusement
au champ d’honneur à Ramscappelle, face à
l’ennemi, pour la défense de notre foyer et de
notre sol natal Vous comprendrez donc
peut-être pourquoi je me suis attaché à ce coin
de la terre qui s'appelle la Belgique, pourq toi
je désire y vivre en paix.
Tout cela ne fait pas que je donne dans le
chauvinisme : je suis libéral, Monsieur le
Directeur, et apprécie Goethe autant que
Shakespeare et Racine ; les forfaits de la Prusse
impérialiste ne me feront jamais oublier que
l'Allemagne est le pays de Kant, de Beethoven,
voire de Wagner. Je ne m’associerai jamais à
des ligues “ patriotes „ ou “ anti-boches „ ni ne
me démantibulerai jamais la mâchoire à force
de crier dans les rues “ Vivent les chaussettes
du roi Albert,,. Non. Mais il faut que vous
sachiez, Monsieur le Directeur, que je suis pas
“ effaceur de frontières,,, ni ne veux chanter
les louanges du régime communiste; je n’ai
guère votre rouge idéal pour la réalisation
duquel il nous faudrait sans doute sacrifier le
peu de sang jeune qui nous reste..,..
Donc, pour me résumer : j’aime mon pays,
où je désire vivre tranquille ; j’ai haï les Alle
mands qui m’ont tué mon fils et ont manque de
brûler ma maison, et c’est avec une joie immen
se que j’ai vu rentrer dans nos murs les enfants
de chez nous, rentrée qui nous apportait aussi
la fin de l'occupation !
Hélas ! il a fallu déchanter bientôt ! A l'occu-
patiop allemande avait succédé l’occupation