ÇA IRA !
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de l’art de se dégager de son caractère
unilatéral.
Après une tragédie de Corneille, le
spectateur en reprenant contact avec
son millieu s’écrie : “Le monde est taré,,.
De même qu’après une tragédie de
Racine on s’écrie : “L’amour n’existe
plus,,. Cette erreur constitue un danger.
Notre époque n’est pas dépourvue de
lyrisme. La tare du monde est originelle
et l’amour n’existe que par la misère
inhérente à notre condition d’homme.
La poésie doit s’identifier à la vie en
renonçant aux principes caducs de la
vieille morale : l’honneur bête et la fausse
pudeur. La grandeur humaine est éparse
jusque dans les cœurs les plus obscurs,
et la parcelle d’amour qui vibre au fond
d’une petite prostituée est -aussi digne
d'intérêt que Titus et Bérénice se disant
adieu pendant cinq actes.
Tout est sujet de poésie. Les poètes
veulent éteindre le présent. Ce qu’ils en
disent n’est pas en vue d’atteindre une
postérité illusoire. Le “culte des grands
hommes,, est une taciturne facétie. Ils
veulent vivre, dans leur temps —■ selon
les besoins, les joies et les intérêts du
moment. Foin des “ arts de la paix „
qui résultent de laborieuses parturi-
tions cérébrales. Le poète se livre à
l’élan prime-sautier de sa plume et à la
vision simultanée de toutes les, choses
qui frappent sa sensualité, son intelli
gence et sa mémoire. C'est un art
purement intégral et comme qui dirait
synoptique.
Le poète devant sa table ne se sentira
plus “comme dit Musset,, “tel un enfant
sous ses habits de fête,,. Il rira comme
un moteur d’avion et ne craindra pas de
se salir aux flaques de la route. La vie
est plate mais il y a d’ardents plaisirs
pour racheter la platitude de la vie. Le
vertige des idées chasse la mélancolie
comme la sensation de la vitesse. Les
poètes créent des joies nouvelles et leur
santé morale s’en est accrue.
Un jour un loustic de mes amis avait
sous l’action de quelques bocks parodié
ainsi un vers célèbre. “Les plus déses
pérés sont les chants les plus faux,
et j’en sais d’immortels qui sont de purs
bateaux.,, Tous nous nous étions
récriés car qui de nous n’a pensé un
jour se découvrir dans les poésies de
Musset. Mais combien nombreux sont
les poètes pour qui jadis nous nous
sommes exaltés et qui nous laissent
froids aujourd’hui. Car le rôle du poète
s’est singulièrement étendu ; la poésie
ne connait plus de bornes. Toutes les
tentatives antérieures sont mises à con
tribution. Les poètes ont fait le tour de
toutes les idées. Ils ne sont plus les
serviteurs d’un art hautain comme
autrefois Vigne ou Mallarmé. Ils ne
cherchent plus comme René Ghil une
poésie scientifique. Ils ne veulent pas
“dire du mieux,,. Ils veulent tout dire
sans se plier à aucune discipline, et
jamais la réalité de la poésie ne s’est
affirmée davantage..
Nous n’avons pas concerté le dessein
de juger les poètes, nous laissons cela à
de plus autorisés, mais nous voulons
simplement les signaler. Notre époque
est féconde en tendances séditieuses.
Comment ranger les poètes ? Il y en a
dont les œuvres infligent de la stupeur ;
il y en a qui combattent l'atonie psy
chologique et on pourrait comme en
thérapentique les diviser en stupéfiants
et en tétanisants.