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LES OTARIES
— Dis-donc, Félix, on ne s’est pas embêté hier soir,
hein ?
Pour notre argent, nous en avons eu pour notre argent.
Et qu’est-ce qu’on s’est mis comme alcool !
Il faut raconter ça à Léon.
Garçon, trois Chambéry fraise !
On a été avec Mme Félix et la gosse au « Traditionnal
Cire ».
Dis-donc, c’est bien le moins, hein ! il y a assez long
temps qu’on turbine, quelque chose comme 40.000 ans,
quoi !
Et puis c’était le jour qui voulait ça ! C’est pas tous les
jours qu’on fête la Victoire.
— Laquelle c’était de Victoire ?
— La victoire sur les otaries. — Un peuple, mon vieux,
bondé. Des gens bien. On amène sa légitime et son môme.
— Et puis une musique, de quoi le boucher le pavillon.
Tu n’a pas vu ça. C’est des nègres qui jouent avec leurs
quatre abatis. Ils font un bruit, ils vous en mettent plein
la vue.
— Ah !
— Y a d’abord eu des canassons, pas mal, et puis des
clounes, idiots si tu veux, mais moi je me tords quand je
vois un type faire l’idiot. Ça repose, pas vrai, on peut pas
toujours lire le journal.
Mais alors, mon vieux, quand l’Américain a amené les
otaries. Ah les vaches ! c’est alors qu’on a commencé à
jouir du spectacle. On se sentait vivre. Non, mais sont-
elles moches ! Tu dirais des femmes qui ont le derrière
pris dans un édredon. Des sacs à charbon en vadrouille.
Des gonzesses qui font les belles entravées. Des zouaves
en deuil qui ont du chagrin et qui. perdent leur culotte.
Du cirage qui fond au soleil et qui grouille comme un
fromage. Ou un mutilé de la guerre qui traîne son cul et
qui la ramène.