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Les Parisiens deviennent des pharisiens. Madame, re
connaissez l’Orient rue de Babylone. La sensualité n’a
pas changé depuis Salomon. Le Bon Marché, c’est en
core un bazar, et le décor reste le môme autour du pro
phète, toujours sale, écumant, raisonneur, qui compte
des sicles, marchande, injurie les vendeurs et invoque
son Dieu.
Louis Delluc : Cinéma et Cie.
Entre les baraquements de l’Ouest, la foule s’agite
sous le ciel immense. D’un bond nous sommes portés
devant Rio Jim dont le visage de couteau occupe le
centre de l’écran, tandis qu’au tour de sa mélancolie
s’ordonnent les mouvements et les lumières. Il grandit,
il s’étire, le voilà en pied : il saute sur son cheval et dis
paraît immédiatement derrière les monticules pou
dreux. Nous connaîtrons les hommes qui vivent du jeu
dans l’auberge de la montagne. Il faut de l’argent pour
avoir seul la fille qui danse parmi les tables. Le crou
pier en chapeau haut de forme remet au besoin l’ordre
avec ses poings ou ses pistolets. Sa tête s’isole soudain
sur le fond de l’étagère aux bouteilles. Quelle amer
tume ! La vue se brouille, on ne voit plus que les fla
cons, et c’est un autre bar, ailleurs, où un orphéon
triste vient boire en attendant Chariot qui jouera du
violon. Tous les grands artistes reçoivent des coups de
pied, et pourtant j’ai bien soif. Au premier plan, la fi
gure pitoyable grimace, va-t-elle pleurer ? Nous suivons
le regard de ses yeux le long du mur et voici qu’une ap
parition saugrenue déchaîne l’hilarité générale. Char
iot en profite pour avaler à toute vitesse un cocktail
glacé. On m’a vu, quel froid dans la gorge ! Jouons
avec ma canne d’un air distrait. Ça ne prend pas. Le
gros homme me fixe : supplice affreux, il faut sourire.
Regardez là-ba,s : les belles natures-mortes ! Sur la
nappe dort un couteau. On devine l’arme du crime. De
quel crime ? Tôt ou tard vous l’apprendrez. Mais, assas
sinat de fille ou de vieillard, qu’importe ? Il suffit que,
sur le linge, un objet familier résume tout le tragique