CHRONIQUE D’ABRAHAM
Plusieurs objections et remarques qu on a bien voulu formuler
sans courtoisie parfois —
relativement à notre méthode de classification des artistes et des hommes, nous incitent à four
nir de nouveaux exemples ou précisions pouvant servir à différencier plus nettement les gé
néalogies, doctrines, mœurs et coutumes respectives des deux grandes familles d’Abraham
et d’Adam.
On a dit de notre méthode quelle est une pure création de lesprit. Rien de moins licite. Car
le don de créer n appartient pas aux hommes, mais seulement une faculté de découverte—dou
blée chez certains d’une faculté d’invention. Faculté de découverte relative du monde sensi
ble, lequel apparaît comme un absolu. Faculté d’invention, dévolue à qui conçoit la relativité
du monde sensible, la possibilité d’un choix parmi les éléments, et la nécessité d’un ordre.
Nous aurons donc parachevé notre justification quand nous aurons loyalement indiqué ce
qui, dans notre méthode de classification des artistes et des hommes relève soit de la décou
verte, soit de l’invention. Mais nous ne le ferons que plus tard, si l’on nous y pousse vigou
reusement, car nous estimons assez notre lecteur pour abandonner à ses soins tant élémen
taire problème.
Toute faculté d’invention demeurant dévolue aux seuls fils d’Abra
ham, les fils d’Adam doivent se contenter de la seule faculté de dé
couverte. Trois pommes sur un compotier, nous l’avons dit, peuvent
induire tel fils d’Adam
en un perpétuel étonnement. Trois pommes
sont trois pommes. Et c’est vert. Et c’est rouge. Et c’est rond. Ces dé
couvertes peuvent suffire à toute une vie.
[Note sociologique.
De plus en plus, dans toutes les branches de l’activité sociale, la machine tend à remplacer
l’homme. Les guerres elles-mêmes ne sont elles pas « de matériel »? A un artiste fils d’Adam, l’appareil photographique
peut se substituer parfaitement. Et même, qui osera nier que la machine fournit des représentations plastiques plus pré
cisément réalistes?]
[Note généalogique. — Adam et ses fils et M. Bonnat descendent du singe (nous voulons dire qu’ils sont en dessous)
car certains gorilles ont pu se montrer capables d’invention sans briguer l’Institut.]
Précieux don que l’apanage héréditaire des enfants d’Abraham. Prin
cipe de tout art, perfectionnement et sublimité, c’est à lui que l’univers
des concepts et des formes doit de se rajeunir sans cesse. Car il y a le
même rapport entre l’œuvre de tel artiste enfant d’Abraham et la na
ture, qu’entre celle-ci et un moteur à explosions. Ici et là, des éléments
éternels et bruts, puisés dans la nature, mais adaptés à un ordre hu
main, concourent à une réalisation supérieure de vie. Saints, savants,
artistes ou philosophes, il appartient aux fils d’Abraham de transfor
mer le monde sensible, et d’assigner un but à la création.
Max Goth.
[Note rétrospective. — Un critique d’art fort connu prononça, voici quelque temps déjà, ce jugement digne de l’His
toire : « Ils tournent le dos à la Nature. » Il s’agissait, vous m’avez entendu, des artistes fils d’Abraham.
Méditez, méditez, il en restera toujours quelque chose. Et puis, vous vous apercevrez sans doute de la nullité parfaite
de ce mémorable jugement. Pour tourner le dos à la Nature, il faudrait d’abord pouvoir s’en abstraire. Or, vous faites
partie de la Nature, irrévocablement, au même titre que moi-même et que le critique d’art fort connu. Et vous ne par
viendrez pas à «tourner le dos à la nature» parce qu’il vous est matériellement impossible de vous tourner le dos à
vous-même.]