LES DESSINS D’EUGENE DELACROIX
PAR CLAUDE ROGER-MARX
C’est par la connaissance du dessin que l!’&ducation des artistes,
celle du public — et j’ajouterai meme celle de la critique — devrait
commencer. Or les amateurs, hypnotises par la seule peinture, ne
sont que trop rarement invite&s a voir des dessins reunis. Gräce au
dessin, qui ne ment pas, nous pouvons depister l’habilete — quelque
forme qu'’elle prenne — meme l’habilet& qui se deguise en maladresse
— et tout ce qui ne s’acquiert que par la volonte&. Les dessins des
maitres les definissent a ce point que certaines pages oüU la couleur
intervient a peine ou n’est que sous-entendue, dispensent des joies
aussi grandes — et parfois plus pures encore — que leurs toiles.
C’est qu’alors rien ne les trahit: ni les annges, ni la matigre. IIs sont
seuls ä nous, bien ä nous.
II en va d’Eugene Delacroix comme d’Honore Daumier: on ne
peut les connaitre & fond l’un et l’autre que si l’on accorde un prix
considerable ä ce travail preparatoire, a ces anticipations geniales
que sont leurs dessins et leurs aquarelles. Je dirai plus: 6tant donne
les epreuves que le temps infligea si rapidement ä beaucoup de leurs
ouvrages, si nous voulons imaginer ce que furent certains tableaux
dans l’6&clat de leur nouveaute, c’est au t&moignage du dessin qu'il
faut recourir. Ce temoignage ne nous sera pas moins utile pour 6tu-
dier les phases successives qu'une idee plastique a traversees, les
hesitations, les renoncements, les accroissements, les scrupules,
les repentirs dont toute grande ceuvre est faite.
Jamais peut-&tre le probleme de la creation artistique ne fut pose,
au XIX® siecle, avec plus de profondeur et d’insistance que par Eugene
Delacroix. Sans cesse, dans son Journal ou dans les Lettres,
nous le voyons mettre toute son intelligence et son ardeur ä diriger
ses forces, a fortifier sa methode, ä preciser le sens de certains mots
93