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A PROPOS DU CINEMA
Le Cinéma a 30 ans, il est jeune, moderne, libre et sans voient bien qu’ils ne sont pas faits pour ce nouveau truc
traditions. C’est sa force. Il pousse à tous les coins de à spectacle. Ils jouent mal et quelconque. Ils ne sont dans
quartier comme les mômes du peuple, comme les bistrots ; tous leurs moyens, avec toute leur vanité et leur orgueil
il est de plain-pied avec la rue, avec la vie, il est en bras de que devant la rampe en chair et en os.
chemise. Fabriqué en série, en confection, c’est un nombre. Le Cinéma pourrait s’en porter mal d'aller chercher à
Les succursales américaines lui font maintenant des côté ce qu’il devrait fabriquer lui-même. Il doit monter
salles sur mesure ; il n’a pas l’air d’y être encore très à son une usine à acteurs muets et parlants et ne pas chercher à
aise, cela viendra, il va s’adapter. Il devient riche, mais utiliser des gens de théâtre. Pourquoi ces riches Sociétés
son luxe est nouveau-riche et hâtif. C’est très moderne. n’ont-elles pas des studios d’expérience dans lesquels on
À côté de lui, dans la même rue, le théâtre « a l’air » chercherait ou on éviterait avec soin des individus de
d’un vieux truc solennel et lent, un peu moisi, fatigué, et tradition, des gens de théâtre, où l’on dresserait à la
qui marche à pied. baguette du matériel humain tout neuf.
Le cinéma et l’aviation vont bras-dessus bras-dessous La force des « mimes » comme Charlot et B. Keaton,
dans la vie, ils sont nés le même jour... c’est leur admirable ignorance et leur puissance d’instinct.
La Vitesse est la loi du monde. Ils ont senti qu’ouvrir la bouche est stupide du moment
Le Cinéma est gagnant parce qu’il est vite et rapide. qu’elle ne parle pas, et par cela ils sont devenus les plus
Il est gagnant parce qu’il fait sauter des tas de chiffons populaires.
à retardement comme le programme et le rideau. Le drame Maintenant que le cinéma parle, c’est une autre histoire.
ou la comédie s’avalent d’un seul coup, sans fermer l'œil, Attendez un peu. Les « as » j'espère, vont sortir et nous
il s’encadre dans le rythme actuel tout naturellement. apporter du nouveau. Un peu de patience. Ils nous vien-
Reconnaissons qu’il a pour lui des moyens étonnants, dront de Russie ou d’Amérique, des pays où l’animal
tellement riches qu’il gaspille à tort et à travers. On vient humain est plus « matière première » et le plus loin possible
de lui apporter la voix, la voix humaine ; l’image parle, des nobles et vieilles traditions latines. Mais n’espérez
se colore, paraît en relief. rien de ces Messieurs et Dames de la Comédie Française.
Tous les mois, une nouvelle invention vient s’ajouter C’est la course aux « moyennes » et la pression financière
aux autres, c’est la congestion. Il avale de travers, il qui de temps en temps font que le cinéma se fiche dedans
s’étouffe comme un pauvre devenu subitement riche… — comme il doit faire de l’argent à tout prix, il s'inquiète
Le théâtre, lui, reste avec son héritage traditionnel trop du public, du succès, il n’ose pas « risquer ». Comme on
modeste et sans espoir. — L'écart s’accentue journelle- sait qu’un joli garçon et une charmante fille, s'ils sont
ment : il reste fixe, l’autre file à toute vitesse, au risque de vedettes, feront succès, on joue sur eux gagnant ; le reste
se casser la figure, il est jeune. Il est romantique natu- est sans importance, on bâcle un scénario et le tour est
rellement, il doit étonner, angoisser, faire rire et pleurer ; joué. C’est tout de même un peu facile, aussi la «moyenne »
il est sexuel, avec ses belles filles et ses beaux garçons qui descend-elle plus bas que terre… Jamais le théâtre ne
s’embrassent en « gros plan » avec des bouches d’un mètre « tombe » dans de pareilles proportions. Les « moyennes »
cinquante et qui s’arrétent à temps pour que dans la salle de théâtre sont supérieures et souvent plus près de l'émo-
sombre l'imagination achève l’histoire… tion vraie.
Seuls les faits romantiques à « gros volumes » peuvent L’émotion vraie, la chose qui touche juste est difficile
émouvoir les foules. Le cinéma doit être populaire pour à mettre en scène, car elle est au rebours de la vie décorative
gagner la partie, populaire comme une guerre, un tremble- que nous cultivons pour cacher et envelopper le vrai.
ment de terre, un beau navire, un général victorieux. Les diplomates ont inventé le monocle pour empêcher
Le Cinéma doit être de cette classe d'événements pour la face de réagir et d’avouer. « Un pantalon est vrai lorsqu'il
pouvoir vivre et pour amortir les sommes énormes engagées n’a pas de pli », la politesse a été inventée pour « tromper
et qu’il dévore tous les jours. sur la marchandise ».
Au Théâtre, le personnage est tout ; l’acteur ou l'actrice La peur du vrai est à la base de l’organisation sociale.
tiennent le jeu dans leurs mains avec toutes les chances « La vie décorative » l’habille comme un gant, la dissimule,
ou faiblesses que comportent les situations : un rhume de et on aime s'endormir dans cette situation trompeuse.
cerveau de l’interprète et la pièce est remise. Fragilité ! Peu de gens aiment le vrai avec tous les risques qu'il
Vous voyez l’Écran à la merci de ces histoires-là ! comporte, et pourtant le cinéma est une terrible invention
Le Cinéma, ce sont des machines compliquées avec des à faire du vrai quand vous voudrez. C’est une invention
éclairages donnés et voulus. On met le petit bonhomme diabolique qui peut fouiller et éclairer tout ce que l'on
dans une position de... et la belle mécanique qui brille cache, projeter le détail grossi cent fois. Saviez-vous ce
entre en jeu... elle va jouer avec lui, I'attraper de face, de que c’était qu'un « pied » avant de I'avoir vu vivre dans
profil, d’en dessus, d’en dessous, d’en dedans (Rayons X), une chaussure sous une table à l’écran? C’est émouvant
en détail, en fragment, couché, debout, flou ou précis, comme une figure. Jamais avant cette invention vous
comme vous voudrez. Ce sera digéré, avalé et rendu à n’aviez ombre d’idée de la personnalité des fragments.
l’Écran sous une forme dramatique, comique, plastique, Le cinéma personnalise « le fragment », il l'encadre et
vous avez le choix... c’est un « nouveau réalisme » dont les conséquences peuvent
Le Cinéma, c’est l’âge de la machine. être incalculables. .
Le Théâtre, c’est l’âge du cheval. Un bouton de faux-col sous le projecteur est projeté,
Ils ne s’entendront jamais, souhaitons-le d’ailleurs, car grossi cent fois devient une planète irradiante. Un lyrisme
le mélange est déplorable. tout neuf de l’objet transformé vient au monde, une plas-
Malgré toute sa puissance, ses moyens, ses banques, ses tique va s’échafauder sur ces faits nouveaux, sur cette
machines a calculer, sa lumière, le Cinéma n’a pas tué le nouvelle vérité.
Théâtre. Le Théâtre reste debout. Meyerhold l’a prouvé au Sentir vrai et oser le faire. ,Ç
Théâtre Montparnasse et Crommelink dans ses œuvres J'ai rêvé au film des « 24 heures », d'un couple quelconque,
méme les plus discutées. Ces deux hommes-la n'ont pas métier quelconque. Des appareils mystérieux et nouveaux
mélangé, ils ont réagi, au contraire ; ils n'ont pas eu peur. permettent de les prendre « sans qu’ils le sachent » avec
Ils ont compris que leur vie est belle et assurée s'ils évitent une inquisition visuelle aiguë pendant ces 24 heures, sans
le contact... rien laisser echapper : leur travail, leur silence, leur vie
Le Théâtre continue ; il va devenir précieux et reposant, d'intimité et d'amour. Projetez le film tout cru sans
on y parle moins fort qu’à l’écran. Le Cinéma veut l’avaler, contrôle aucun. Je pense que ce serait une chose tellement
il n’avalera rien. Ils ne sont pas du même monde. Il lui terrible que le monde fuirait épouvanté, en appelant au
chipe ses acteurs, mais les acteurs tournent pour « faire secours, comme devant une catastrophe mondiale.
du dollar », un point, c’est tout. Ils « s’en fichent », car ils FERNAND LÉGER.