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rattachés à l’Impressionisme, Bonnard est peut être le plus grand, après
Cézanne et Renoir parce qu’il est pleinement le poète des sensations
visuelles. Il n’a point de virtuosité. Son tableau émeut par sa profondeur:
pas de touches juxtaposées en vue de produire un effet, mais des con
fidences. Il y a du cœur dans la peinture de Bonnard.
Comme je remarque qu’il peint toujours sur des morceaux de toile,
fixés à des châssis, avec des punaises, Bonnard m’explique que ce n’est
pas là un effet du hasard: «La peinture terminée, me dit-il, on s’aper
çoit souvent que telle proportion réclame à côté d’elle un espace plus
étendu, que tel accent a une vibration que la mesure de la toile assourdit
quand elle ne l’étouffe pas. En peignant ainsi, sur de la toile libre, je
conserve toujours une marge autour de mon tableau, ce qui me permet,
s’il y a lieu, de modifier ses dimensions».
Et le peintre me montre sa dernière œuvre qu’il va chercher sous
des châssis poussiéreux. C’est une nature morte, des fruits devant une
fenêtre où s’inscrit un reposant paysage: «Voyez, fait-il, je cherche
maintenant à donner plus d’assise au tableau, plus d’unité. J’ai cru
longtemps qu’il suffisait de faire chanter un ton un peu vif dans une
gamme assourdie, c’était une expérience; mais il faut que tout le tableau
soit coloré, vous comprenez, il ne doit pas y avoir de trou. A ce point de
vue, les peintres de la nouvelle génération ont fait du bon travail, mais
ils sont durs, les jeunes, oui, je sais bien, ce n’est pas nouveau: chaque
génération éprouve le besoin de bousculer la précédente, de l’effacer,
même en se sachant injuste. Ca ne fait rien, ils sont durs...»
Bonnard se trompe en disant cela. Depuis quelques années, nous
nous sommes aperçus qu’il ne fallait point confondre les recherches
plus ou moins volontaires, entreprises dans tel ou tel sens, selon tel ou
tel procédé, avec le résultat positif, toute peinture ayant pour première
fonction de s’adresser à la vue, de donner à nos yeux une pâture à la
fois matérielle par sa substance et spirituelle par ce que cette substance
évoque en nous. Ainsi, nous avons pu constater que les vrais peintres
sont rares, très rares même, et qu’il y a des «pompiers» aussi bien parmi
les cubistes que chez les membres de la Société des Artistes français.
Alors la peinture de Bonnard, ingénue émouvante, pleine de joies lumi
neuses et de tendres nuances, cette peinture familière, sensuelle, ani
male, colorée par les saisons de la terre et de l’amour nous est apparue
à nous, jeunes, comme une belle harmonie, digne d’accompagner les
musiques de Claude Debussy dans le souvenir des hommes,
j Voyez ces femmes surprises à leur toilette, ces mauves intimités
passant dans la lumière des fenêtres, ces nus déshabillés sans rancœur,
ces nus qui ne cherchent pas à rattraper la Grèce. C’est le nu frileux,
sensuel, le nu-amazone à la Rémy de Gourmont, le nu jamais fixé, aux
chairs tendues et détendues suivant l’heure et la femme, et qui se dresse,
presque félin dans le demi-jour des chambres; ici il fuit, semble s’éva
porer au milieu des étoffes répandues; là il s’encadre comme un regard
dans l’ouverture des portes; là encore il se ploie en des attitudes fa-
* milières et prend le galbe des statues. Vues de près, les chairs sont d’une