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matité curieuse: on croirait voir le pollen des fleurs, la poussière des
jours, amassée sous une lumière accordée.
Voyez encore comment Bonnard sait exprimer l’âme des enfants
et la poésie des vacances, comme de tout cela il fait de la peinture qui
sourit, car il est aussi le peintre des bébés qui passent dans ses tableaux,
la démarche incertaine, comme des fleurs vivantes, le peintre des pay
sages enchantés où les feux de son coloris ont l’éclat souterrain des
pierres précieuses; le peintre des après-midi de juillet, quand l’ombre est
lourde sous les arbres où la table est dressée, avec les grosses tartes du
jeudi sur lesquelles viennent se poser les guêpes.
Les paysages de Pierre Bonnard ont une tranquille abondance, ils
sont empreints de ce bonheur d’avant la chute dont ils infusent à nos
yeux les lumières. Il y a aussi ce tableau de Bonnard peint en 1922.
C’est un jour d’été. La chambre est pleine d’odeurs lourdes, de pesante
chaleur, de lassitude (et tout cela est admirablement suggéré par la
peinture). Ce doit être midi. Dans l’embrasure de la fenêtre grande
ouverte s’inscrit et pèse un dôme de feuillage, immobilisant la vie et
l’heure, les retenant captives dans la chambre, les étouffant là, dans
l’attente d’un peu de fraîcheur.
Et que dire des printemps de Bonnard, de ces matineés entre avril
et mai, où les sécheresses, les accents dépouillés de l’hiver, rôdent encore
sous les arbres empanachés de fleurs. Que dire de ces routes ensoleillées
où passe un petit garçon entre les murs dorés, tandis que s’ouvre au
loin dans un mamelonnement de verdures le pays de la Fée Abondance?
Pour ma part, je ne me lasse point de tremper les yeux dans ces
évocations émouvantes. Je pense au rossignol, à ces notes éclatantes
qui déchirent les soirs de mai, à des crépucules où les cris des enfants
s’opposent au silencieux travail des mères, à des seins de femme dans
la douceur des réveils amoureux, à des corps surpris par les eaux froides;
je pense à des moments de calme; à des arrêts dans les vergers de la
rocheuse Normandie, à des coulées de lumière sur les sables et les tuiles
de la Méditerranée, à des fruits répandus sur des tables, à des pans de
couleurs, à des transparences d’émeraude, à des matités de craie, à ce
dessin qui se transforme d’œuvre en œuvre sans jamais se fixer, con
formant son rythme aux désirs des yeux, aux battements du cœur,
aux respirations de la vie.
Bonnard est le magicien des sensations humaines, le peintre comme
on rêve que soit un peintre. Tout en lui est franc, simple, spontanément
offert. A soixante cinq ans il ne vit point sur son passé et n’a aucun de
ces propos d’âge qui sont fréquents chez les artistes parvenus à leur ma
turité. Jamais Bonnard ne dira: «J’ai fait cela,» mais toujours, au
contraire, «c’est cela que je voudrais faire».