54 L’EVIDENCE POETIQUE par PAUL ELUARD Baudelaire est bien abstrait quand il écrit que « la phrase poétique peut imiter (et pur là elle touche à Vart musique et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante. » La poésie n'imite rien, ni lignes ni surfaces ni volumes, ni personnages paysages, ni situation ni révolution, ni sentiments ni monuments, ni flamme ni fumée, ni cœur ni tête, ni terreur ni félicité, ni ennui ni beauté, rien. Elle invente, elle crée. Elle détruit. Et, perpétuellement, elle s’invente, elle se crée, elle se détruit. Elle réfléchit sans cesse dans les miroirs du temps de la façon la plus imprévue, la moins me m c une nouvelle image d’elle acceptable pour la plupart des hommes. * * * Nous nous sommes souvent et volontiers mis à plusieurs pour assem bler des mots ou pour dessiner par fragments un personnage. Que de soirs passés à créer avec amour tout un peuple de cadavres exquis. C’était à qui trouverait plus de charme, plus d’unité, plus d’audace à cette poésie déter- inée collectivement. Plus aucun souci, plus aucun souvenir de la misère, car alors nous ne savons jamais y de l’ennui, de l’habitude. Nous jouions avec les images et il n’y avait pas de perdants. Chacun voulait que son voisin gagnât et gagnât davantage pour tout donner à son voisin. La merveille n’avait plus faim. Son visage défiguré par la passion nous paraissait infiniment plus beau que tout ce qu elle peut nous dire quand nous sommes seuls répondre. Si l’un de nous posait une question, l’angoisse ou l’assurance ne lui venait que de la réponse obtenue. Il avait écrit sa question sans la mon trer, il ne se l’était posée qu’à lui-même et voici qu’un autre répondait — avec sûreté, pour connaître la question. O JL V L Vy» JJ V WLJL V Prenant pour modèle cette chanson stupide : S’il riy avait pas d’soupe, il n’y aurait pas d’cuillers, S’il n’y avait pas d’gendres, il n’y aurait pas d’belVmères, S’il n’y avait pas d’eiel, il n’y aurait pas d’enfer. nous obtenions : S’il n’y avait pas de rêve, il n’y aurait pas de lunettes noires. S’il n’y avait pas de noir, il n’y aurait pas de poètes. S’il riy avait pas de nuit, il n’y aurait pas de casse. S’il n’y avait pas de clair de lune, il n’y aurait pas de femmes cochères (1). Voir le numéro surréaliste de This Quarter.