69 SystémafisaHon et détermination par ROGER CAILLOIS Il semble que tout effort humain de connaissance se réduise à la recherche de l’inva riance dans un monde de fluctuations (1). De fait, j’avouerai quant à moi ne pas pouvoir en rester à la commune antinomie, ne percevant pas de différence appréciable entre le connu et l’inconnu. Je pense qu’il suffirait de s’interroger quelque peu à ce sujet, pourvu que ce fût en dehors de tout parti-pris théorique, pour comprendre combien est minime l’écart qui les sépare. Il n’y a là ni scepticisme ni ambition démesurée. Je veux seulement dire que la connaissance et l’ignorance se présentent si également imparfaites et pour ainsi dire incomplètes que l’une s’accomode aussi bien des plus notoires insuffisances que l’autre des plus- compromettants comportements, et qu’à ce compte, il est facile de distinguer que les mots dissimulent ici deux aspects sensiblement équivalents de la même situation. L’op position du divers à l’identique, du mouvant à l’immobile, de F Autre au Même paraît une plus précise approximation. On définit assez justement la science comme la recherche de l’unité de la cause derrière la multiplicité des effets. Qu’il ne soit pas de disciple qui ne parvienne à mener à bien cette entreprise dans tous les domaines à l’aide d’un principe qui ne semblait se rapporter qu’à un seul, voilà qui constitue un fait troublant, dépassant singulièrement l’attente la moins circonspecte et ne paraissant précisément pouvoir s’expli quer que dans l’hypothèse d’une surdétermination systématique de tous les éléments. Tout se passe en effet comme si le mode d’explication de chaque science particulière était une organisation de vraisemblances constituée à partir d’une donnée ou d’un groupe de données bien définies et susceptible, du fait de la continuité de l’univers, d’une sorte d’extension concentrique indéfinie sur tous les autres domaines au détriment, bien entendu, de la rigueur de sa compréhension. De fait, les explications des sciences se chevauchent à tel point que chacun se flatte de pouvoir rendre compte même de l’existence des autres. Ainsi, actuellement, voit-on par exemple le matérialisme historique et la psychanalyse rap porter réciproquement leur constitution au principe qu’elles ont respectivement adopté, chacun de ces systèmes considérant l’autre comme une donnée particulière aisément réduc tible. '> Il n’est pas jusqu’aux mathématiques qui ne se permettent les plus aventureuses intru sions et qui ne trouvent les vérifications les plus précises là où on l’attendrait le moins, dans la botanique et la zoologie, par exemple. Aussi, d’une façon générale, est-il permis d’affirmer que les données de l’expérience se laissent déchiffrer à partir de plusieurs clefs et systématiser sous plusieurs perspectives dont le nombre n’est pas déterminable a priori et qui constituent chacune une méthode particulière de connaissance, celle-ci apparaissant de ce fait comme une systématisation. On est ainsi amené à poser le problème de la valeur de l’imagination lyrique dans le9 mêmes termes et à examiner si celle-ci peut rendre dans le domaine des représentations affectives et des thèmes passionnels les mêmes services que rendent ailleurs la géométrie et la dialectique, par exemple, dont le triple caractère géné tique, résorbant et systématisant est manifeste. En somme, il ne s'agit que de traduire le fait que la compréhension se ramène toujours plus ou moins à Vintégration; de ce point de vue, la science parfaite ne serait autre que la conscience effective de la cohérence multiple des éléments de l’univers, aperception qui entraînerait très probablement non seulement de très importantes modifications dans la manière de voir et de sentir (il ne semble pas arbitraire de jouer ici sur le double sens, abstrait et concret, de certains mots) mais encore la possession d’une véritable position morale, sinon métaphysique. (1) C.-F. Keyser, Mathematical Philosophy E. Meyerson, Identité et Réalité.