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L’EVIDENCE POETIQUE
par
PAUL ELUARD
Baudelaire est bien abstrait quand il écrit que « la phrase poétique peut
imiter (et pur là elle touche à Vart musique et à la science mathématique)
la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante. »
La poésie n'imite rien, ni lignes ni surfaces ni volumes, ni personnages
paysages, ni situation ni révolution, ni sentiments ni monuments, ni flamme
ni fumée, ni cœur ni tête, ni terreur ni félicité, ni ennui ni beauté, rien.
Elle invente, elle crée. Elle détruit. Et, perpétuellement, elle s’invente, elle
se crée, elle se détruit. Elle réfléchit sans cesse dans les miroirs du temps
de la façon la plus imprévue, la moins
me m c
une nouvelle image d’elle
acceptable pour la plupart des hommes.
*
* *
Nous nous sommes souvent et volontiers mis à plusieurs pour assem
bler des mots ou pour dessiner par fragments un personnage. Que de soirs
passés à créer avec amour tout un peuple de cadavres exquis. C’était à qui
trouverait plus de charme, plus d’unité, plus d’audace à cette poésie déter-
inée collectivement. Plus aucun souci, plus aucun souvenir de la misère,
car
alors
nous ne savons jamais y
de l’ennui, de l’habitude. Nous jouions avec les images et il n’y avait pas de
perdants. Chacun voulait que son voisin gagnât et gagnât davantage pour tout
donner à son voisin. La merveille n’avait plus faim. Son visage défiguré
par la passion nous paraissait infiniment plus beau que tout ce qu elle peut
nous dire quand nous sommes seuls
répondre.
Si l’un de nous posait une question, l’angoisse ou l’assurance ne lui
venait que de la réponse obtenue. Il avait écrit sa question sans la mon
trer, il ne se l’était posée qu’à lui-même et voici qu’un autre répondait —
avec sûreté, pour connaître la question.
O JL V L Vy» JJ V WLJL V
Prenant pour modèle cette chanson stupide :
S’il riy avait pas d’soupe, il n’y aurait pas d’cuillers,
S’il n’y avait pas d’gendres, il n’y aurait pas d’belVmères,
S’il n’y avait pas d’eiel, il n’y aurait pas d’enfer.
nous obtenions :
S’il n’y avait pas de rêve, il n’y aurait pas de lunettes noires.
S’il n’y avait pas de noir, il n’y aurait pas de poètes.
S’il riy avait pas de nuit, il n’y aurait pas de casse.
S’il n’y avait pas de clair de lune, il n’y aurait pas de femmes cochères
(1). Voir le numéro surréaliste de This Quarter.