14 L’ŒUF DUR de ta salive malade, le bruissement des chairs préparées aux dépravations. Jean gémit avec douceur : petit à petit il perd la notion d’être : un grand trou noir, une fosse morale l’attend : c’est fini. Jean sera demain une loque démente ou une chair à cercueil : « Au choix ! » fait-il en esquissant un sourire... Et puis, non ! On ne meurt pas comme cela, n’est-ce pas, Jean ? On va tenter un effort ultime, brûler les dernières cartouches. — Jean avec des précautions infinies, a saisi dans ses doigts cotonneux la carafe — tel l’ivrogne se penche, de retour au foyer, pour prendre dans le berceau son poupon fragile — et il la caresse attendri : ce contact doux et froid de verre s’impose d’une façon bienfai sante : il rappelle à Jean que Jean est, qu’il est lui, qu’il ne s’est pas évanoui dans les objets banals de sa chambre de garni : et Jean passe et repasse la main sur la carafe qui rend l’être..; Lente, incertaine et convalescente, la vie revient et éloigne l’étrangère : le sourire de Jean, bien que navré, car il est des victoires coûteuses, illumine quand même son visage doulou reux ; petit à petit le réel s’affirme, timidement, mais plus sûrement : les choses ont des tons doux et blessés : un son au rythme bienfaisant se fait entendre. 11 semble que l’infirmière classique des images de bataille, celle qui marche au soir des carnages à la fois effrayée du désastre et désireuse de panser des plaies qu’elle sait pourtant la plupart mortelles, il semble que cette femme douce, effacée et rayonnante, apparaît à Jean. La vie remonte ; les meubles se stabilisent ; le nuage spirituel s’atténue, mais, à mesure que la pensée retrouve son domaine, elle se sent moins riche, plus misérable ; elle ne se croit plus chez elle, car, malgré un succès momentané, elle sait bien qu’il n’existe pas de loquet pour fermer la porte à l’étrangère. Il est tard : la nuit s’avance; pour vivre un lendemain fait, d’occupations mornes, il faut se coucher, dit-on ; Jean va vers le lit, satisfait de sa résistance et voulant espérer un peu de repos... Mais que peut faire le repos pour Jean maintenant ? Il est bien mort l’enfant qui naguère, lors des veillées fumeuses, pensait avec délire aux draps caresseurs qui l’attendaient, l’enfant qui s’endormait bercé par le rêve d’être ou un général victorieux qui abolirait les oppression ou un cornemuseux bien aimé qui ensorcellerait toutes les bergères... la ferme natale n’est plus ; les victoires guerrières sont muettes aujourd’hui ; les petites bergères ne rêvent plus sur les chemins... Jean ne s’en dort pas ; l’étrangère veille. Paris, 2 février 1921. Georges Duvau.