L’ŒUF DUR » — 9 JEAN LAUZÈS Maladie de Simon Ce matin-là, j’assistai, dans l’église du village, à un service pour mon grand-père ; une heure longue et sans intérêt (manque de tension d’esprit,, lâcheté intellectuelle, c’est possible). A chaque minute on esquisse une prière pour le défunt, on insiste sur le souvenir qu’on a de lui ; peines inutiles ; la cérémonie tend trop à m’apparaître comme une obéissance lassée à une routine sentimentale et on ne peut guère violenter sa mémoire. Pour faire jaillir la prière profonde et le souvenir ému et désolé qui crève le cœur à petits coups, il faut autre chose que la vision obligatoire, à une heure où les yeux sont encore bouffis de sommeil, du vieux chantre qui, assis devant un immense livre jauni inutile pour lui, entonne, d’une voix éraillée, les bras croisés et le regard éteint, d’innombrables complaintes sacrées. Sans doute il y a, à côté de lui, la conviction profonde du curé qui officie, mais je n’ai sa robuste foi que par saccades et je suis bien capable d’avoir même eu, pour quelques instants, en anticlérical consommé, la pensée de ses honoraires de messe. Autour de moi, quelques vieilles femmes, engourdies,, automatiques, — ménagères laborieuses et effarées, toujours présentes aux cérémonies les plus humbles, possédant une merveilleuse aptitude à retenir toutes les dates des événements domestiques, — qui connaissent peut-être mieux que moi l’état-civil de ma famille. A la sortie de la messe, Victorine m’a dit : « Simon est malade : il m’a fait lever plusieurs fois cette nuit ; il aura pris un coup de soleil en allant aux maïs. » Victorine est la femme d’un tailleur de village, Simon, aujourd’hui âgé de soixante-dix-sept ans, domicilié aux Ribattes, un lieu-dit peuplé par deux familles et composé de deux petites maisonnettes presque carrées aux toits en tuiles, deux maisonnettes, avec des enclos minuscules et quel ques arpents de vigne, situées au sommet d’un coteau, des deux côtés d’un chemin vicinal qui rebondit à travers les plis du Causse. — J’ai écouté Victorine d’une oreille distraite, malgré l’amitié qui me lie à tous les habi tants des Ribattes : un soleil large qui s’étalait avec des caresses de chat dorait la matinée et je savais qu’ainsi je ne pouvais me dérober à une longue promenade. Or je n’aime pas la solitude ; elle m’oblige à une disci pline trop sévère ; ma promenade n’est plus qu’une étude et une réflexion métaphysique ; je n’ai pas alors en effet à me contenter de dire quand, à l’orée d’un bois, on découvre quatre ou cinq clochers tous différents et donnant chacun un ton spécial au paysage : « Dieu, que c’est 'joli... quelle ligne d’horizon vigoureuse à l’orient. » Non ; j’essaie d’isoler mon paysage- de l’espace-ordinaire, l’espace-action, pour le placer dans un espace méta physique intelligible, comme d’isoler ma durée ordinaire delà durée-vision de ce paysage, celle-ci extra-temporelle. Bref, je me lance dans une étude de là technique esthétique et de l’organisation métaphysique du dit paysage et, naturellement, quelques minutes après, je me perds, la pensée fourbue et vacillante, dans une théorie d’une complexité décevante sur la finalité. Aussi suis-je réduit à m’adjoindre la compagnie de quelqu’un pour toute promenade un peu longue : c’est ma petite cousine qui joue ordinairement ce rôle de faire obstacle à mes tentations métaphysiques. Seulement, il m’arrive souvent qu’elle s’étend par exemple sur le peigne et les parfums .