5 10 L’CEUF DUR qu’un garçon coiffeur ami de Lucie aura donnés à Lucie, parfums que Lucie donne à son tour à d’autres jeunes hommes... Sur ces histoires déjà extrê mement compliquées, ma cousine brode inlassablement de hautes considé rations de psychologie affective, qui me sont insupportables. Cette absence de résignation à écouter les affaires de cœur de Lucie constitue une infério rité que je ressens très vivement, d’où ces considérations me sont plus insupportables encore. Résultat : pour les supprimer, je me jette sans aucune pudeur sur le système de Kant que je m’obstine à vouloir mettre à la portée de ma petite cousine : et ainsi la promenade n’est ni hygiénique, ni intellectuellement féconde. « Simon est malade ; je suis ennuyée », m’affirmait Victorine. Qu’importait à ma sèche conscience d’intellectuel égoïste quand ma raison cherchait vainement à satisfaire les exigences du soleil, de mes muscles, et ma fièvre spéculative. Le soir de ce jour, comme nous dînions, la nièce de Simon, Nini, qui habite la seconde maison des Ribattes, est venue ; Nini est un souillon physi que assez amusant : petite et grosse, les lèvres lippues et le nez court, la phrase interminable et vantarde : vingt-trois ans ; trois enfants à élever : la petite Suzanne aux jambes maigres et longues, vicieuse, menteuse, la main toujours tendue, — le petit Julien, qui est toujours malade, — Jean- Marie, le dernier né, deux mois, que sa mère craint toujours de voir renversé par le cochon. Aujourd’hui, Nini va pouvoir ajouter une nouvelle corde à la lyre de ses soucis : (ordinairement, ce sont les enfants, les bestiaux, la Céruse qui tue lentement son mari, ouvrier, revenu de la guerre, « gazé *) — la maladie de l’oncle, du quêquc Simom « Figurez-vous, ce matin, on bat tait le blé avec Victorine ; un bruit épouvantable... » Simon s’était levé ; les femmes avaient trouvé près de la cheminée dans le cantou campagnard, le tailleur exhalant un râle, les yeux vagues ; et ç’avait été pour elles tout un travail interminable, brutal et douloureux ; — invectiver (pour lui empêcher une nouvelle imprudence) ce corps vigoureux qui voulait obsti nément vivre, malgré la trahison du cerveau terrassé par l’attaque, — le coucher, —- et, sentinelles impitoyables et immobiles, alors que la terre inexorable, réclamait pourtant d’elles le contact perpétuel avec les sillons, rester auprès du malade encore ivre de la vie plébéienne, — ramener cent fois les couvertures sur le corps misérable secoué par le frisson, —• sourire aux yeux égarés qui s’étonnaient eux-mêmes de se fermer, —• répéter gaie ment : « Be, Be (oui, oui) b à la petite voix grêle et incertaine qui murmu rait : « Paï, calour, lou cal... (ça fait chaud, la tête) ...Lou Mil (le maïs)... Lou Botlo (la tête) de Sabadel. J’irai... » -— « Pauvre quèqué (oncle) faisait Nini, il est bien bas, tenez. » -— J’ai répondu : « Je monterai demain aux Rabattes. » Simon. Je me rappelle cette matinée blafarde d’avril où je revenais au village pour l’enterrement de mon grand-père, cette matinée qui fixe dans mon souvenir l’image de Simon. La première personne que je trouvai dans la maison en deuil fut un petit vieillard aux pommettes rouges et aux yeux pitoyables : il était vêtu d’une blouse noire, coiffé d’une haute casquette grise modèle impérial ; il portait un cierge à la main dans une pose pieuse, naïve et affable : « Qui est-ce ? », demandais-je à ma mère. « C’est Simon, me dit-elle ; il m’aidait à soigner ton grand-père. » Comme, quelques instants après, je montais dans la chambre de ma mère, j’aperçus une bouteille d’eau-de-vie ; m’étant étonné d’une pareille place pour de l’alcool, j’inter rogeai ma mère qui me dit : « C’est à cause de Simon ; il boit beaucoup ; la xnxit, il veillait quelquefois ton grand-père ; je craignais qu’il n’aille à la