L’ŒUF DUR 5 — 13 il rassembla tout ce qui restait de force dans sa petite voix grêle pour crier à l’homme noir qui signifiait la mort : « Monsieur le Curé, quand je serai guéri, je vous verrai avec plaisir, mais pas aujourd’hui. » Le prêtre insis tait ; Victorine gronda son époux : « Voyons, sois aimable pour M. le Curé qui s’est donné la peine de venir te voir, comme il le fait pour tous les malades. » Mais Simon s’obstinait, se prenait de colère : « Pas aujourd’hui, Monsieur le Curé... # Oh 1 non 1 Pas aujourd’hui. Encore quelques verres d’eau-de-vie, quelques regards luisants sur les filles, encore quelquesmanilles avant la confession finale qui vous met nez à nez avec l’au-delà. Condamné par le médecin, pleuré par sa femme, visité par le prêtre, Simon n’est pas mort ; le cœur était resté solide : un matin, le tailleur a ressenti une faim nouvelle (non pas l’appétit des anciens jours, mais une grosse faim lourde qui barre toute la poitrine) et il s’est levé dès l’aube ; la machine était remontée, bien encrassée encore sans doute et pas pour bien longtemps, une pauvre machine toute secouée par le râle : mais enfin Simon était debout. Et maintenant c’étaient de longues journées de lézard passées au coin du feu. Victorine à côté de lui contrainte de lui fabriquer continuelle ment de gros gâteaux de farine, des ceirvelés (gaufres) et des tritons. Le doux et pacifique Simon sortait de sa maladie avec une faim et une soif tyran niques ; et, devenu impérieux et volontaire, il exigeait violemment qu’on les satisfît : la vie de Victorine était maintenant une perpétuelle allée et venue à la cave. Une nuit, Simon la réveillait : « Je voudrais boire. » — La femme, fatiguée et ensommeillée, lui demandait : « Voyons, attends le jour. »— «Je veux boire tout'de suite, ou sinon je vais taper. » Et c’étaient une bordée d’injures et des exigences de sultan, Victorine obligée d’impro viser en peine nuit, une collation copieuse. Je suis remonté aux Ribattes voir Simon guéri. Je l’ai trouvé maigre et chétif, toujours altéré et affamé, le regard congestionné et sans pensées : nous avons parlé quelque temps, mais, fatigué, il a dû aller s’étendre dans la pièce voisine; puis, avec Victorine ragaillardie par la guérison de Simon, bien qu’intimidée par ses nouvelles façons, nous nous entretenâmes de mes bonnes amies. — Un instant, la guérison de Simon m’avait choqué : habitude!puérile d’écrivailleur tenant à tout prix à encadrer la vie dans des chapitres nettement découpés et toujours rationnellement cohérents. L’agonie de Simon m’ayant fait réfléchir sur la mort, Simon, par décence littéraire, devait mourir. Un instant aussi, — dernière invasion du besoin de faire de la littérature, — je me suis pris à songer d’écrire : le vrai Simon, doux et bon, est mort ; le Simon mauvais et à demi-impotent que je viens de voir est une création fantaisiste et sans intérêt de la maladie ; et, d’ailleurs cette distinction entre les deux Simon eût été à moitié exacte ; mais j’ai résisté à toutes les insidieuses sollicita tions de ma conscience en quête du « morceau » à faire. — Simon vit ; accep tons simplement les lois naturelles qui ont voulu qu’il vive. Qu’il vive donc, le cerveau vide, les mains tremblantes, les désirs méchants ; qu’il vive avec sa faim dévorante et sa hantise du curé, — du bon curé de cam pagne, viellard spirituel et combattit, qui, sortant parfois de son presby tère au toit ruiné, signe de l’anarchie communale, passe sur les routes d’un pas lent et vigoureux pour aller voir les hommes qui vont mourir. 3-4 octobre 1921.