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• AVRIL 1922 •
UN FRANC
Revue Mensuelle
JEAN COCTEAU
BLAISE CENDRARS
TRISTAN DERÈME
Le Secret Professionnel
Continent Noir
Petits Poèmes
MAURICE MARTIN DU
FRANCIS GÉRARD
CLAIRE CAILLEAUX
EMILE FERNANDEZ
MAURICE DAVID
GARD Hygiène Morale
Branle-Bas de Combat
Collier de Fruits
Epithélium
Side-Car
L’ŒUF DUR PUBLIE DES VERS ET DES PROSES DE :
FRANCIS CARCO — BLAISE CENDRARS’— RENÉ CHALUPT
— JEAN COCTEAU — MAURICE DAVID —
TRISTAN DERÈME — PIERRE DRIEU LA ROCHELLE
— GEORGES DUVAU — EMILE FERNANDEZ —
GEORGES FOUREST — GEORGES GABORY
— FRANCIS GÉRARD — ROBERT HONNERT —
MAX JACOB — JAMES JOYCE — GUSTAVE KAHN —
MATHIAS LÜBECK — PIERRE MAC ORLAN
— MAURICE MARTIN DU GARD — DARIUS MILHAUD —
PAUL MORAND — LÉON PIERRE-QUINT
— RAYMOND RADIGUET — ANDRÉ SALMON —
ANDRÉ SPIRE
Etc., etc.
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N’OUBLIEZ PAS QUE NOUS TIRONS A TRENTE EXEM-
PLAIRES UNE ÉDITION DE LUXE SUR BEAU PAPIER
DE HOLLANDE TRENTE-CINQ FRANCS LES DOUZE.
«
LA RÉDACTION REÇOIT LE JEUDI
DE CINQ A SIX
Ï)ADA R
L’OEUF DUR
JEAN COCTEAU
Fragment du Secret Professionnel
Selon toujours ce luxe qui consiste à user sans commentaire
de certains termes évidemment interprétés par le lecteur d’une
toute autre sorte que par nous, les poètes parlent souvent des
anges. Ainsi l’ange se place-t-il juste entre l’humain et l’inhu-
main. C’est un animal éclatant, charmant, vigoureux, terrible,
qui passe du visible à l’invisible avec les puissants raccourcis
d’un plongeur, le tonnerre d’ailes de mille pigeons sauvages.
La vitesse du mouvement radieux qui le compose empêche
de le voir. Si ce mouvement ralentissait, sans doute apparaîtrait-
il. C’est alors que Jacob, un vrai lutteur, lui saute dessus.
Beau specimen de monstre sportif, la mort, lui demeure incom-
préhensible. Il étouffe les vivants et leur arrache l’âme sans s’é-
mouvoir. J’imagine qu’il doit tenir du boxeur, du bateau à
voiles.
Nous voici loin des hermaphrodites en sucre, aux mains jointes
portant ailes d’or et lys, coiffés d’étoiles. Voyez l’ange
furieux qui « fond du ciel comme un aigle », l’ange de Delacroix
et ces anges qui valurent au Gréco d’être condamné par l’Eglise
pour 11e pas leur avoir peint les ailes règlementaires.
Nous gardons tous une nostalgie des pages qui manquent
aux écritures, relatives à cette chute des anges, à la naissance des
géants leur progéniture, au crime de Lucifer, toute une mytho-
logie chrétienne.
A ce propos, Mme B., si profondément et, pourrait-on dire,
si bourgeoisement versée dans la science de l’Hébreu, me
donnait des leçons émouvantes. Ange et angle, dit-elle, sont
synonymes en hébreu. La Bible qui n’offre aux profanes qu’une
surface d’images grossières, d’anecdotes naïves et parfois
L’ŒUF DUR
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complètement obscures, est, en réalité, faite de plusieurs couches
de sens qu’on ne peut comprendre sans avoir la grille. Ce fut
pour les juifs le moyen de soustraire leurs secrets à la curiosité
lorsqu’ils durent déposer la Bible entre des mains sacrilèges.
Cette grille découverte, on voit tout le système économique,
érotique, toute la science, toute la chimie d’Israël.
La chute des anges peut aussi se traduire : chute des angles.
La sphère est faite d’un amalgame d’angles. Par les angles, par
les pointes, s’échappe la force. C’est la raison de l’architecture des
pyramides. Chute des angles signifie donc : sphère idéale, dispa-
rition de la force divine, apparition du conventionnel,de l’humain.
Toutes ces données n’inspirent pas un poète, mais le stimulent.
Aussi, lorsque vous l’entendrez dire d’un artiste, d’une femme
qu’ils sont angéliques, n’y cherchez pas l’ange de vos images
de première communion.
Désintéressement, égoïsme tendre — pitié, cruauté—souffrance
des contacts, pureté dans la débauche — mélange d’un goût
violent pour les plaisirs de la terre et mépris pour eux — amo-
ralité naïve — ne vous y trompez pas : voilà les signes de ce que
nous nommons l’angélisme et que possède tout vrai poète, qu’il
écrive, peigne, sculpte, ou chante. Peu de personnes l’admettent,
car peu de personnes ressentent la poésie.
Jusqu’à nouvel ordre, Arthur Rimbaud reste le type de
l’ange sur terre. Nous sommes quelques-uns à posséder une de ses
photographies. On l’y voit, de face, en veste de collégien,
une petite cravate nouée autour du cou. Le temps a effacé les
traits principaux. Ce qui reste est un visage phosphorescent.
Si on regarde trop ce portrait, si on le retourne, l’éloigne, le rap-
proche, il ressemble vite à une sorte de météore, de voie lactée.
Un jour que je parlais de l’angélisme de Verlaine, un critique
éminent éclata de rire et me dit : « On voit bien que vous ne l’avez
pas connu ». Il se rappelait le faune, le cocher russe, l’ivrogne,
rien d’autre. Et pourtant, outre son œuvre, et sa vie, une autre
photographie le dénonce que je possède : Verlaine debout, por-
tant un chapeau haut de forme à rebrousse poils, un cache-
nez rejeté sur l’épaule, les yeux étoilés : adorable.
Un autre musicien conseillé, aidé, taquiné par les anges,
Erik Satie, dont on ne peut comprendre par quel miracle il
rentre chaque nuit, à pied, de Montmartre ou de Montparnasse,
jusqu’à son domicile d’Arcueil-Cachan, à moins que les anges
ne le portent, Satie me racontait une véritable salutation angé-
lique, dont il fut témoin. C’était à l’auberge du Clou. Mallarmé
venait acheter des escargots. Verlaine buvait à une table.
Ils ne se connaissaient pas. Ils s’abordèrent. Impossible de rendre
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L’ŒUF DUR
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le timbre de la voix de Satie et l’expression de sa figure lorsqu’il
raconte cet épisode.
Je ne dresserai pas ici une liste des angéliques. Mais seuls ils
comptent pour moi ; seuls ils me touchent, et si je reconnais
la valeur chez d’autres, ceux-là seuls sont pour moi dignes du
nom de poètes.
Inutile de dire que cet état rend l’individu suspect à tout le
monde. Il sort des cadres, des registres. Il est évadé en quelque
sorte, sans matricule, sans livret militaire. C’est à peine s’il a
droit de vivre. Tout angélique sentira, certains soirs de béatitude,
lorsque, par exemple, le printemps commence dans sa ville,
combien il est parasite, et qu’il contemple ce doux plancher des
vaches sans avoir en poche les papiers qui autorisent toute per-
sonne honnête à en jouir.
Cet état mixte, si difficile à comprendre pour le spectateur,
fût-il père ou mère, et à supporter pour le malade, ne va pas
sans scandale ni désastre. Scandale à cause du choc qui résulte
d’un tel état et de la société où il ne trouve aucune place. Désastre
à cause, on dirait, d’une mystérieuse récupération faite par l’au-
delà de ces forces faibles. Tantôt ils se suicident, tantôt ils lan-
guissent et s’éteignent, tantôt vous les voyez qui sautent dans
la bataille comme de gais baigneurs dans la mer. L’au-delà
noie les uns et coupe la jambe aux autres. L’hôpital, l’assassinat,
l’opium, l’amour, tout lui est bon pour en finir vite et reprendre
ses enfants perdus. Si le dictionnaire les cite ou le lexique de litté-
rature, c’est avec une prudence extrême. Prenez la littéra-
ture de M. Lanson, vous y verrez aux dernières pages :
Paul Verlaine, dont il restera quelques petites chansons puériles
et M. Mallarmé d'un intérêt bien mince. De Rimbaud, il n’est
même pas fait mention.
A pararaître dans la Collection des Contemporains, chez Delamain
Boutelleau (librairie Stock).
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BLAISE CENDRARS
Continent noir
Afrique
Strabon la jugeait si peu considérable
Grigris d’un usage général
C’est par les femmes que se compte la descendance mâle
et que se fait tout le travail
Un père un jour imagina de vendre son fils ; celui-ci
le prévint en le vendant lui-même.
Ce peuple est adonné au vol,
Tout ce qui frappe ses yeux excite son avidité
Ils saisissent tout avec le gros orteil et pliant les
genoux enfouissent tout sous leur pagne
Ils étaient soumis à des chefs qui avaient l’autorité et
qui comptaient parmi leurs droits celui
d’avoir la première nuit des noces de
toutes les vierges qui se mariaient
Us ne s’embarrassaient pas de celle des veuves,
Ajoute le vieil auteur
L’île merveilleuse de St-Borandion où le hasard
a conduit quelques voyageurs
On dit qu’elle paraît et disparaît de
temps en temps.
Les Forêts de Madère brûlent 7 ans.
Mumbo-Jumbo idole des Madingos
Côte-d'Or
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Le Gouverneur de Guina a une dispute
avec les nègres.
Manquant de boulets, il charge ses canons
avec de l’or
Toto Papo
Ce n’est que l’intérêt qui leur fait souffrir l’étranger
Le commerce des Européens sur cette côte et leur
libertinage ont fait une nouvelle race
d’hommes qui est peut-être la plus
méchante de toutes
Et ils sont de neuf espèces
Le sacata, le griffe, le marabout, le mulâtre,
le quarteron, le métis, le mamelone,
Je quarteronné, le sang-mêlé
Heureuse la Bossum consacrée à l’idole domestique
1916.
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TRISTAN DERÈME
Petits Poèmes
i
Le vent triste du crépuscule
Balançait les magnolias,
Tandis qu’en songe tu liais
Les roses d’un bonheur tranquille.
Feuillage immense de quelque île,
Que grille un tropical azur,
Pendant que pareille au désir
Une tourterelle roucoule.
La mer blanchit dans la chaleur,
Ecume et bout contre le sable...
Mais ta douleur, cœur trop sensible,
La penses-tu donc abolir ?
Tu maniais ce décor tendre
Et banal d’un jardin public
Avec ses feuilles sur le lac
Et tu t’enivrais à le teindre.
Puis tu vis tes couleurs s’éteindre ;
Tu perds courage chaque jour ;
Quand te verrai-je t’assagir
Et dans le calme enfin t’étendre ?
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11
Vert feuillage léger comme un plumage de perruche
Que l’air tendre de mars ébouriffe dans l’aube fraîche,
Je songe que mes jours ne sont plus qu’un lent crépuscule
Où la lune ne mène aucun rossignol avec elle.
Vert feuillage léger, j’étais comme vous l’autre année.
Ma jeunesse n'est plus qu’une rose jaune et fanée.
Comme des nénuphars blancs et roses sur un lac terne,
Visages anciens, vous dormez sur l’eau de mes songes ;
Beaux visages flottants dans l’ombre amère et taciturne,
Belles amours jadis parmi l’azur et les mésanges.
Vert feuillage léger, j’étais comme vous l’autre année.
Ma jeunesse n’est plus qu’une rose jaune et fanée.
Le square est calme et doux où je regarde encore naître
Le printemps qu’autrefois mes deux mains pressaient comme
[une outre ;
Et je buvais ce Yin et du pied je frappais la terre,
Et dans mon chant montaient toutes les voix de la nature.
Vert feuillage léger, j’étais comme vous l’autre année.
Ma jeunesse n’est plus qu’une rose jaune et fanée.
Je suis un ciel nocturne où nulle étoile ne s’allume ;
Ma rêverie, hélas 1 ce n’est plus vous ni rien qu’elle aime,
Vert feuillage léger comme un plumage de perruche
Que l’air tendre de mars ébouriffe dans l’aube fraîche.
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MAURICE MARTIN DU GARD
Hygiène Morale
Rien ne troublera la paix d’une île anglaise.
Des flots discrets s’opposent aux orages.
Le Couvent renonce à l’ombre
Et tout s’éclaire à volonté.
On accorde ici le passage
De la rumeur à l’oraison ;
Si la cellule est minuscule
Au moins l’âme est à l’aise.
Que vienne l’âge ?... Une fois l’an,
Parmi des moines polyglottes,
Septembre et de plus hauts charmes
Me font m’atteindre et m’humilient.
Bonheur
à André Spire.
Une Chambre de Commerce
Au centre du monde
Départit entre les peuples
Charbons, blés et pétroles.
Un enfant, qui déjà tressaille
Dans ma saine volonté,
S’applique au lycée
A d’immuables cartes.
— Maison mère, joli luxe
Du sage univers,
Ma patrie, je me dispense
De cris et d’élégies.
Extraits de “ Signes des Temps” qui va paraître chez Émile-Paul.
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L’ŒUF DUR
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FRANCIS GÉRARD
Tout le Monde sur le Pont
Un journal de Yokohama
Dit du mal du roi d’Angleterre.
Les bourgeois de Calais, sentant venir la guerre,
Portent des pyjamas.
A la roulette du Destin
Les lords tentent des martingales.
On dit que le prince de Galles
Offre des pipes aux marins :
C’est la princesse qui régale.
Sur tout le territoire de la France
Les exercices du culte recommencent.
Maud, du bout de son doigt rose,
Sur la vitre du bal-musette,
Sonne le glas de la défaite.
Voyez à quoi tiennent les choses î
Tout cela finira par des danses nouvelles,
mademoiselle.
Sur nos cœurs aiguisons nos sabres.
Ajoutons des plaques de marbre
A toutes les chronologies,
Dit le maréchal-des-logis.
Saluez le drapeau comme un enterrement.
« Si manger des cachous nous amène au cachot,
Aimons que des Mandchous fassent nos fils manchots »,
C’est la manchette des journaux.
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CLAIRE CAILLEAUX
Collier de Fruits
Le jardin ne sait pas ce qu’il veut, aujourd’hui :
du soleil, de la pluie,
puis du soleil encore, dans le prisme des perles
que font les gouttes d’eau sur l’herbe.
Un arbre frémit sous le vent,
et puis étend, dans la lumière,
ses grands bras nus ;
les primevères ont à peine le temps
d’ouvrir et de fermer leurs corolles menues ;
et dans mes yeux, et sur mes lèvres,
le sourire et les pleurs
se poursuivent, moqueurs....
Les esclaves sont révoltés!
Affolement des heures
où pleurent en nous les mots déchaînés....
— On les croyait si bien asservis à leur tâche,
chiens lâches et rampants
pour tout ce qui n’est pas l’ordre vivant du maître_____
L’être soudain leur est donné,
et les voilà qui se redressent,
avec la haine vengeresse
qui sommeille dans l’esclavage.
Tous ces mignons, qui conduisaient les heures lentes
et s’avançaient, au signe las de notre main,
où ont-ils pris ce visage inhumain
et cette rage?
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L’ŒUF DUR
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Dans l’immobilité
que veut toute douleur,
j'attends, — tandis qu’en moi hurle leur ronde folle, —
l’heure bienfaisante, et qui ne dépend de personne,
qui les replongera dans leur servilité.
Tous ces gens sont drôles à en pleurer!
A quoi bon tant se remuer,
à quoi bon rire,
et tant aimer, et tant haïr ?
Je ne veux plus, ce soir, que me blottir,
et, les deux mains croisées sur ma poitrine,
éloigner de mon corps l’importun tourbillon.
Ils disent : « Nous vivons 1
« mais, voyez 1 Elle dort, elle ignore la vie ! »
Et si petite, et si menue,
presque fondue en le désir de ne pas être,
je sens sur mes lèvres, en les regardant,
le sourire pas trop content
d’une petite enfant malade,
— haussant les épaules, à chaque grimace
inventée, pour la divertir,
par tous ceux-là, qui la regardent---
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ÉMILE FERNANDEZ
Épithélium
Votre mère, votre tante, même votre père
S’ébattent en discussions adultérines.
Je ne sais pas, je vais demander à maman;
Je suis très tenue, et mes parents
Ne connaissent pas les vôtres.
Mais ce soir chez les Goldmanbourg.
Elle a du goût et habile de ses mains,
Sa sœur a un genre, elle était avec
Un jeune homme au Cinéma.
Tout par elle-même, seule l'étoffe est achetée.
Gaston dit : Je vous apporterai un fruit, graines et coquille,
Je les planterai, ou vous le ferez mieux
...........................dans le petit jardin.
Papa la veut marier, maman insiste
Et ses sœurs...............Papa regarde le fauteuil :
On a agrandi les bureaux, le téléphone,
Trois lignes, stock important de machines “ Underwood ”,
Donc le fils n’est pas un imbécile.
Maman : ma fille tiens-toi droite.
Sors un peu ta mèche, tes volants sont froissés
Banjos...........le fauteuil remue,
Le “ Syncopated ” ne vous tente pas,
J’accepte, ellipse et parabole,
Malheureusement je suis pressé
Grâce à votre coupole
Votre père ne me verra pas.
« Le petit mari était caché derrière. »
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L’ŒUF DUR
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MAURICE DAVID
Side-Car
Le petit jeu
Elle se balançait dans un rocking-chair. Elle s’arrêta posa les
pieds sur le bord de la table.
— Vous êtes bien silencieux, Jean-Pierre, donnez-moi une
Abdullah.
Il lui passa une boîte. Pendant qu’elle allumait la cigarette
choisie, il répondit :
— Oui, mais je crois que j’ai raison, je ne vous connais pas et
on ne se parle jamais que lorsqu’il n’y a plus rien à dire parce
qu’on se connaît.
Elle haussa les épaules et sourit.
— Vous êtes stupide.
— C’est peut-être plus qu’une opinion, traîna-t-il, et il se
remit à songer.
Tout à l’heure ils étaient cinq ou six. Elle était entrée décla-
rant : « J’ai voyagé deux ans pour grandir. Maintenant, je veux
aimer, et aimer un de vous. » Aucun n’ose répondre non, ni oui.
Sans attendre plus longtemps, elle avait déployé une écharpe
de jersey de soie aux tons de mer pour y abandonner la vue des
choses.
Tous crièrent.
— J’aime beaucoup colin-maillard.
Mais seul Jean-Pierre avait été pris ; et les autres renvoyés,
elle essayait de se faire aimer de lui.
Elle fumait.
Il la regarda. Elle était assez grande et assez petite, souple de
corps, avec des cheveux dorés et des yeux verts, et le nez et la
bouche des passeports normaux.
Elle interrompit sa songerie.
— J’ai la peau veloutée et la chair fondante et ferme.
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— Et moi, je joue du trapèze comme un chat d’une souris.
Pour ne pas trop le provoquer, elle se contenta de souligner :
— Votre image est inadéquate, et se plongea dans l’occupation
de savoir si réellement les ronds de fumée bleue pouvaient devenir
des pneus grisâtres, comme aux placards de Michelin.
Il n’avait pas relevé la leçon.
Elle s’étonnait en elle-même qu’il n’eût pas observé qu’elle
voyait à travers son écharpe et n’avait pas livré son amour aux
bévues possibles d’un vrai colin-maillard.
Lui la contemplait.
Les bras à moitié nus le tentaient ; mais il haïssait le hasard et
voulait ne pas devoir une joie au sort bête qui aurait pu la donner
à un autre.
A s’en aller tout de suite, il serait impertinent. Cela importait
peu. Mais il regretta d’avance les pièces chaudes, les fauteuils
où il l’aurait regardée de longues heures avec ses yeux verts,
ses cheveux dorés et son corps adorablement composé.
Les paroles dont elle avait vanté sa peau et sa chair tapaient
à son tympan comme de folles abeilles.
Même il se vit jaloux.
Il songea à la tuer. Le poème tournait au romantisme.
Heureusement elle lui disait :
— Vous ressemblez à Marsyas, Jean-Pierre. Aimez-vous le
vieux-temps ?
— Pas le moins du monde. Jeannine. Mais j’aime mieux
vous laisser.
Et écartant la tenture, il la dépassa, puis, comme un loup,
revint se dissimuler derrière les plis lourds et épais.
Jeannine se sentit très douloureuse.
Elle crut trouver.
— Peut-être est-ce que je n’ai pas connu beaucoup de livres ?
Elle attirait déjà à elle une table tournante pleine de bouquins.
Jean-Pierre devina qu’à chaque volume lu, il l’aimerait
moins. L’envie lui monta aux lèvres de crier :
— Jeannine, Jeannine, je suis là, mais il lui déplaisait de
paraître en Néron.
Il s’écarta, il ramassa l’écharpe jetée dans la pièce attenante
au moment de sa prise. Il la baisa passionnément.
— Pourquoi ne m’as-tu pas volontairement moi seul aimé.
Par souci de pèlerinage, il l’essaya à son regard, il y voyait.
— Jeannine !
Elle lisait. Après trois pages elle s’arrêtait. L’appel de son nom
l’immobilisa de joie. Jean-Pierre revenait. Elle ferma les yeux.
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L’ŒUF DUR
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Mais au contact à travers la robe des mains tièdes à ses épaules,
elle devina encore une hésitation.
Elle rouvrit les yeux.
— Ah ! c’est à cause de mon livre à l’envers. Voulez-vous
que je lise à haute voix ?
Il caressa son visage, son cou.
— L’écharpe était transparente.
— Il ne fallait pas le savoir, ni le dire, le comprendre seu-
lement.
Elle pleurait.
— Mais je ne puis tout de même pas ne pas vous demeurer,
laissons passer des heures...
Il voulait parler, lui baiser les mains.
Il ne trouvait pas de mots, n’eut que le bout de ses doigts.
— Donnez-moi une Abdullah, écrivez des vers pour moi.
Elle ne pleurait plus.
Elle se balançait dans son rocking-chair.
Lui, allongé par terre, tentait de composer un poème.
Les bois du rocking-chair peu à peu ne grincèrent plus.
Il leva les yeux, s’aperçut qu’elle dormait. Il se redressa,
contempla ses yeux clos, ses cheveux dorés, son corps adorable,
puis il se mit à la bercer lentement en chantant tout bas Y Inter-
nationale, le seul air dont à ce moment sa mémoire se souvenait.
L’ŒUF DUR
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A TRAVERS PARIS
Nous recevons de notre éminent collaborateur, le général M***, qui
tient ici bureau d’esprit et boutique de critiquer les choses et les gens :
« Mon cher Bertrand, j’ai la douloureuse surprise de recevoir du mari
« de madame Céline Arnauld la lettre que vous m’avez fait parvenir.
« Il est difficile de se faire entendre. Monsieur Dermée s’est mépris sur le
« sens de chacune de mes phrases. L’étonnement me fut pénible de me
« voir si mal interprété. »
Voici la lettre de Monsieur Dermée:
« Monsieur le critique des Livres de l’Œuf Dur.
« Toutes mes félicitations. Vous vous préparez dignement à
«prendre le sceptre des vieux crétins de la critique pontifiante.
«Vous arriverez. Rattacher un auteur à un autre, et cela au petit
« bonheur, utiliser certains détails biographiques pour faire parade
« d’érudition, voilà donc ce qu’est pour vous la critique. Votre note
« sur “Point de Mire” est d’un crétin et d’un goujat. La poésie de
« Céline Arnault n’a rien de Dada (car il n’y a pas d’esthétique Dada)
«ni rien de Tristan Tzara. Dans quelques années, vous vous aper-
«cevrez que vous avez bafoué sottement un des livres les plus
«purement lyriques de notre jeune génération. Si les termes de ma
« lettre vous semblent trop vifs, je suis à votre disposition les
«mardis et vendredis de 3 heures à 5 heures à la rédaction de ***.
« Recevez, Monsieur, mes salutations.
«Paul Dermée ».
Monsieur Dermée a bien tort de se mettre dans des états pareils.
Considérons ce regrettable incident comme clos.
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-----et Jean Tharaud, Paul Valéry, Gilbert de Voisins, etc.-—
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au 15 de la rue d’Edimbourg
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seconde série qui ira du treize au vingt-quatre. Vous pou-
vez donc dès ce jour avoir l’amabilité de nous envoyer dix
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Rosenthal, quinze, rue d’Edimbourg, Paris-8e.
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