13 L’ŒUF DUR 6 voulez-vous chaloupée ? » Sur la terrasse d’un vieux chaume, une demoiselle de Paris enseignait les danses modernes à une fdlette qui, dans sa bonne volonté, contraignait exagérément son corps à des balancements rythmés et cette initiation vulgaire évoquait des images pénibles de vices antiques maladroitement renou velés.— Boue, vulgarité, sottise, mais puissance : la vie rurale de ce temps ? Bruits grivois, casquettes à damiers, VInternationale fredon née, des fdles ennuyées, passives, des roucoulements, quelques exci tations factices. « Il est là, ton roman campagnard dont la ges tation sera la vie, et tu oses à peine le regarder », pensait Jean. Et ses yeux blessés cherchaient à s’évader, vers des images plus rieuses, des papillons de contes de fées, des couleurs claires et diluées. Jean fut un enfant : il chercha de jeunes garçons silen cieux et pâles et de toute jeunes fdles dont les mains seraient encore parfumées des caresses de poupées. Auprès du bal, parmi les énormes buis soigneusement façonnés d’un jardin rustique, Lucien Lafourcade, lycéen de seconde et boursier, fds de l’instituteur de Saint-Michel, rêvait à côté de quelques jeunes fdles qui conversaient entre elles, — sans mot dire, — avec des rires et des silences. Jean connaissait un peu Lucien : il entra dans le jardin. Il n’avait rien à dire ; mais les visages jeunes avaient trop d’expressions interrogatives ; Jean parla de ce qu’il aurait aimé taire : la réussite de ses premières ambitions ; et, il se posa comme une autorité aux yeux de ces enfants dont l’admiration était à la fois trop facile et un peu indifférente. Ainsi, tandis qu’il souhaitait vivre sincèrement leur legéreté et leur insouciance, il se reléguait lui-même dans un monde lointain et inaccessible. Jean pensait : « Lucien, je connais sans doute ta vie ; elle restera toujours encadrée par des manches de lustrine noire et par un beau texte grec harmo nieux, difficile et inépuisable ; j’aime ta douce inquiétude d’au jourd’hui auprès de ces jeunes filles ; tu éprouves quelque chose de trouble et tu aimerais le leur dire en voilant ton émotion par des réminiscences classiques : tu es timide. J oute ta vie sera là dans cette velléité de parler et dans ce souci de garder la mesure de tes auteurs préférés ; et pour toi les femmes seront des amies qui te sauront gré de tes délicatesses, mais désappointées par ton absence soit d’audace, soit de scepticisme, t’abandonneront infailliblement. Par là même, sans connaître aucune victoire sentimentale et par conséquent aucune déchirure affective réelle ni aucune satiété, tu remettras sans cesse en question ton cœur insaisissable et tu seras peut-être plus heureux que les amants. Ainsi, Lucien, j’aurais aimé te faire d’une voix amie la confidence de ta vie ; et, après avoir quitté le doux regard de tes yeux qu’avec