L’ŒUF DUR 8 12 ROBERT HONNERT Anna et les autres Anna se promenait au bord de la Loire, entre Luynes et Saint- Cyr : — « J’aspire la vertu pacifiante de la Touraine, dit-elle ; je me sens aujourd’hui presque sage, ma mère avouerait sa fille. J’ai passé devant la Béchellerie. Je n’ai pas vu Anatole France : il écrit les souvenirs de Pierre au biberon. » Elle s’assit sur un talus et soupira : — « Quel malheur d’être intelligente et spiri tuelle. » Un paysan, poussant ses vaches, passait. Elle cria : — « A quelle heure le tramway de Tours. » L’homme s’égara dans decopieusesexplicationsqu’elle n’écouta pas. Elle se leva légèrement, descendit jusqu’à la berge dessé chée du fleuve et s’étendit sur le sable brûlant. — « Que de plaisirs il faudrait refuser pour ne pas gâter des robes. Mais maintenant, je suis raisonnable: je ne raisonne plus. O soleil, cria-t-elle, si Edmond m’entendait te parler, il me prédirait le cabanon, mais je m’en moque. Soleil, je ne suis point un bas bleu lyrique ; j’ignore les images et je ne comprends rien à la poésie. Mais que tu me cuis bien ! Les yeux fermés, immobile, je t’entends pénétrer dans mes veines. » Elle se leva brusquement. — « Tu as déjà lu ça, ma fille. » Elle arracha un roseau et lui dit : — « J’aime Marcel et je vais le retrouver. » Anna remonta sur la route et marcha vite, en disant à chaque pas : Mar-cel, Mar-cel. Elle regarda sa glace et murmura : — « Yeux cernés, cernés. Je me demande si je suis sensuelle. Si je ne le suis pas, ce n’est pas ma faute. J’ai fait ce que j’ai pu. » Elle releva la tête. Les tours de Saint-Gatien s’élevaient dans la lumière. — « Je n’ai tout de. même pas eu besoin d’in venter Dieu, dit-elle en croquant un bonbon. Mais je suis lasse ; la tête me pèse et la promenade m’a ennuyée. Les vaches l’ont vu ; elles m’ont regardée avec pitié. » Elle chanta : « C’est l’amour ». Puis elle lança d’une voix sourde à un prêtre qui marchait posément de l’autre côté de la route : — « Oui, mon vieux, l’amour. »