les
feuilles libres
DRIEU LA ROCHELLE, Pierre REVERDY, Paul ELUARD,
Tristan TZARA, Erik SATIE, Pablo PICASSO,
QUELQUES FOUS,
Marcel Raval, Jacques Porel,
Marcel Arland, René Crevel, Pierre de Massot,
onl collaboré
à ce
IV" 5S
Sième année
Dépôt général
LIBRAIRIE STOCK
Janv.-Fév. 1924
Nouvelle Série
les
feuilles libres
Cinquième Année
81, Avenue Victor-Hugo, PARIS (16e)
Directeur : Marcel RA VAL
Secrétaire de la Rédaction : Jacques POREL
•
Le Directeur et le Secrétaire de la Rédaction reçoivent le Mercredi, de 5 à 7 heures
81, Avenue Victor-Hugo (Tél. Passy 99-17)
Adresser toute la correspondance au Directeur des feuilles libres.
Les manuscrits ne sont pas retournés.
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Pour Un An (Six cahiers) : 15* fr. par mandat-poste,
DÉPÔT GÉNÉRAL:
LIBRAIRIE STOCK
7, Rue du Vieux-Colombier (VIe) Fleurus 00.70
SOMMAIRE
Nous fûmes surpris.
Poëmes...............
Le Génie sans miroir .
Poëmes de Fous.
Faites vos Jeux (5).
Drieu La Rochelle
Pierre Reverdy
Paul Eluard
XXX
Tristan Tzara
Chronique Musicale
Recoins de ma vie............... Erik Satie
“Papouasie” (paroles de L. P. Fargue). Erik Satie
feuilles libres
Le Roman : « Lewis et Irène », Marcel Raval. — « Les Frères Karamazov »,
« Attirance de la Mort % Jacques Porel. — « A la dérive», Marcel
Arland. — « Terres Etrangères », René Crevel.
Littérature et Critique « L’art et la folie », Pierre de Massot.
Chronique des Faits-Divers
Ce numéro est illustré de huit dessins inédits de Fous et de deux hors-texte
(Collections du Dr Vinchon, de A. Lhote, de P. Eluard).
Portrait de Erik Satie par Pablo Picasso.
le s feuilles libres paraissent tous les Jeux mois
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les feuilles libres
janvier-février 1924
DRIEU LÀ ROCHELLE
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Nous fûmes surpris
Nous fûmes surpris, comme nous descendions de Verdun, par la
nouvelle âprement attendue d'un jour à l'autre, depuis quatre ans, sou-
dain incroyable.
En l’honneur de l'armistice, mon général américain me chargea de
pourvoir à une bâfrée qui restât dans nos mémoires de géants. Je
raflai des bouteilles de champagne et de fine dans une ville de l’arrière.
Elle perdait sa situation : les soldats, qui avaient pu s’y cacher, sentaient
moins leur honte et se réjouissaient timidement de la nouvelle orien-
tation; tapis longtemps dans la coulisse d’un grand paysage humain
— mille trous, mille traits éphémères, arbres immenses de fumée —
les habitants comptaient leurs profits. Plus tard, ils regretteraient le
pittoresque.
La bâfrée eut lieu chez le dernier curé d’un antique village, tandis
que sur la route passaient encore de puissantes caravanes. La cuisinière,
avec un soin infini, où se mêlaient une imperceptible vanité, une tendre
reconnaissance, un étonnement sans curiosité, une minutieuse ignorance
du génie américain, nous avait préparé deux ou trois plats exquis qui
furent emportés dans des torrents d'alcool.
Trois jours plus tard, je pus venir à Paris en fausse permission. J y
arrivai après une course à cheval et en auto qui avait brassé mon sang.
Le soir, j’allai au bar recruter des compagnons. Grâce à un camarade
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NOUS FUMES SURPRIS
de collège, que je croyais sous terre depuis 1914, je m’accointai aVec
Guy La Marche et un autre. Nous dînâmes dans une petite boîte de
la rue de Surène, tenue par une Irlandaise. Elle mangeait ses dernières
perles avec le pianiste. Elle avait eu d’illustres équipages, ils sortaient
tout écumeux d’entre les deux pieds d’un seigneur autrichien qui avait
été tué à la tête de ses hussards, dans les plaines de Galicie — ô mythes
d’hier !
Guy La Marche était lieutenant dans les tanks. Il était grand comme
beaucoup de Français. Ses épaules étaient larges, presque épaisses,
mais tombaient agréablement ; sa taille pas assez étroite ; ses jambes
suffisamment longues. On se félicitait de voir qu’il avait manqué d’être
très beau mais qu’il avait échappé à cet accident qui l’aurait posé
comme une borne au milieu de l’univers. Il avait des mains fortes, des
ongles rognés et le grain de sa peau était imprégné de cambouis. Nous
nous habillions avec une fantaisie coupée de sévérité : tout en gris ar-
doise, avec une tache rouge au col, et quelles bottes ! profondément
adoucies comme par les caresses le corps d’une femme de quarante ans.
Plus tard, j’ai remarqué ses sourcils peu fournis, toute l’ombre venant
d’une paupière lourde; ses narines, ses lèvres minces, ses cheveux fra-
giles et faibles, couchés très loin au bout d’un front qui se dérobait un
peu. Le teint des hommes d’alors : soleil, pluie, vin, fumée, sueur. Ce
soir-là, je voyais tout à grands traits : un camarade entre autres, si
jeune, si fier.
Ce furent les derniers jours de notre jeunesse. La guerre avait été
une merveilleuse déception. Elle achevait de nous claquer entre les
mains. Nous avions vingt ou vingt-cinq ans, nous enterrions un énorme
passé, et les amis que nous avait offerts la Destinée. Rien qui ne fût
substitution. Nous tenions la place pour chacun d’entre nous de ceux
qu’il nous aurait préférés. Notre camaraderie de ce soir était une conven-
tion où nous mettions une volonté désespérée.
L’alcool rouvrit les écluses du sang. Bien sûr, nous racontâmes des
DRIEU LA ROCHELLE
277
histoires de guerre, pauvres histoires tronquées qui tournaient court dans
la mort ou dans l’infamie de l’arrière.
Nous parlâmes des femmes, gauchement. Français, pourtant, nous
avions hérité de la science des corps, sinon des coeurs. On ne l’aurait
pas cru; nous nous rappelions en tâtonnant un sein, une hanche, sans
pouvoir dire des noms jamais sus. Nous avions roulé, nos cœurs étaient
des pierres sans mousse. Toutes ces femmes, frêles aiguilles affolées
par ce gros et long orage qui nous avait fait sortir. Nous rentrions,
rincés, avec de drôles de visages qui les inquiétaient, qui les exaspé-
rèrent.
Ce furent d’étranges soirées que celles-là, où il nous fallut faire nos
premiers pas dans la vie qui décidément était notre lot. Entre hommes
encore, nous errions dans les boîtes de nuit. Dans un domaine étroit et
profond, nous avions accompli des actes. Dans notre sang qui coulait,
nous avions vu un amour prodigieux. Il n’était pas épuisé. Nous au-
rions voulu faire quelque chose de plus. Si les hommes avaient osé,
si les femmes avaient su.
Mais tout le monde se tourna le dos. La guerre n’avait été qu’une
parenthèse dans la paix. En notre absence, quelque chose s’était encore
détraqué. Grands enfants que nous étions, nous fûmes pris au dépourvu.
Comme nos aînés, il nous fallut improviser la paix, comme il leur avait
fallu improviser la guerre.
Dans un café-concert de quartier, on resservait de vieilles tempêtes.
II y avait là, étayée par les faisceaux électriques, debout, une chanteuse
qu’on appelait Impéria. Elle était nue dans une robe noire, elle avait
un beau poitrail de vache qui aurait pu avoir du lait, elle avait des
dents. Le dernier siècle qu’on croyait voir crever, soudain secoué de
delirium tremens, se roulait dans le ruisseau de sa voix qu’elle faisait
râler. Elle portait toute la tradition : le coup de gueule de 1830, le tour
de hanche de 1880. Elle chantait pêle-mêle les petits soldats, les mères
qui ne feront plus d’enfants, la haine des Allemands, l’amour battu.
278
NOUS FUMES SURPRIS
Vieille nippe fameuse, rebourrée de viande avariée, ventre vaste, cabossé
comme la timbale du timbalier. Les mouches étaient sur cette puissante
charogne : une mare d’Amer Picon, une savane semée de mégots,
l’éther qui sent l’infirmerie de Saint-Lazare.
C’était Guy La Marche qui nous avait amenés dans ce beuglant
plein de familles modestes, de doux permissionnaires, d'amoureux sur
qui la sueur plaquait des mèches. Ce jeune officier taciturne — ou
sentencieux, à la recherche des phrases sobres, dignes des actions pas-
sées — nostalgique, effacé, éclatant en défis obscurs, tout d’un coup
je ne le vis plus. Sa bouche feignait le mépris, mais son regard se per-
dait dans les charmes sales qu’Impéria secouait autour d’elle, et y sai-
sissait pour son plaisir ce qu’ils avaient de plus truqué, de regonflé. Il
l’applaudissait avec un acharnement mauvais.
Je me demandais ce qu’il saluait là de semblable à lui-même. Il ne
la désirait pas.
Nous la ramassâmes à la sortie et nous la traînâmes aux Halles,
jusque dans un café Biard où nous finîmes la nuit entre des ouvriers
endormis, des prostituées qui tenaient dans leur sac le secret des hommes,
et deux marlous studieux. Nous fûmes ivres.
L’un de nous quatre était littérateur. Cuirassier d’abord, Ablain était
passé avec son attirail poétique, dans l’infanterie. On l’avait rencontré
un peu partout, dans une ou deux attaques, dans une douzaine d’hôpi-
taux, dans les bars remplis de convalescents, dans une expédition loin-
taine vers cette poignée d’Allemands qui narguait le monde du côté
de l'Equateur, chez un éditeur. Mêlant les coups de tête à de menues
habiletés, il avait couru après l’héroïsme. Pris au mot par les événements,
plutôt favorables alors à ce genre de prétention, je crois qu'il s’était
trouvé nez à nez quelquefois au cours de ces quatre ans, avec le fan-
tôme qui prenait des poses si avantageuses dans ses rêveries et décla-
mations, et qu’une ou deux fois il avait tenu bon. Le reste du temps,
DRIEU LA ROCHELLE
279
il avait tourné le dos, avec cette excuse que s’il avait envie d’être un
héros tous les trente-six du mois, il ne pouvait supporter d’être un soldat
tous les jours. Ce soir-là, dans ce bistrot, il faisait feu des quatre pieds
comme une Rossinante qui aurait pris son maître au sérieux. Il nous
replaçait sa rhapsodie : « Je suis saoul comme ce tank que j’ai vu un
jour d’attaque. Je dérape, je suis sur le flanc, une fois de plus je me
planque. J’ai raté ma mort, j’étais fait pour mourir à Charleroi en 1914.
j’étais fait pour charger tout en fer à Crécy et perdre la bataille. Vous
vous boyautez en me regardant, je vous parais un ivrogne peu efficace
et qui vomit sa littérature, mais je voudrais vous dire quelque chose.
Tout de même on y a été, il n’y a pas à sortir de là, mes petits gars.
On l’a faite, et comment ! Il y a tout de même des mots qui ne sont plus
des mots, qui sont des faits. Faim, froid, sang, merde. Vous avez beau
rigoler, vous ne me retirerez pas que vous avez donné dans ce fameux
panneau. Et ce ne fut pas seulement à votre premier combat que vous
eûtes le feu dans le sang. On vous a rattrapés à d'autres tournants, et
à la sortie des abattoirs, vous aviez froid dans le dos en défilant devant
le général, avec son feuillage d’or et son cheval. Tas de soudards, on
vous a eus! Un signe du chef, et ça court sur une mitrailleuse. Vous
pouvez crâner, maintenant! »
Le ton d’Ablain était insupportable. Au contact des soldats, pour
leur plaire, il avait pris un accent traînard, dont l’affectation m’inquié-
tait d’abord, m’exaspérait ensuite.
Ablain semblait fort sensible aux approbations de La Marche qui
le fascinait par les étoiles de sa Croix de Guerre. Lui, le pauvre Ablain,
à cause de l’extrême agitation de sa carrière militaire, n'avait décroché
qu’un insigne étranger.
La Marche qui avait bu plus que nous tous, gardait son aplomb,
mais je remarquais qu’il était soulevé par cette éloquence qui, pour
s’humilier en bonne pocharde, n’en était pas moins pleine de bluff et
d’infâmes gaudrioles.
280
NOUS FUMES SURPRIS
Il partit avec Imperia. Elle oubliait la vieille femme qui l’entretenait
et qui l’attendait à la maison.
a
Vers le mois d’avril, j’avais cessé d’être soldat et je me promenais
sur la Côte d’Azur, pas fier. A Cannes, un matin, je me jetai dans les
jupes d’une infirmière-major que j’avais connue quelque part. Elle me
fit la plaisanterie de m’inviter à voir ses blessés, l’après-midi. « J’ai
un délicieux lieutenant de tanks, que vous devez sûrement connaître :
Guy La Marche. »
Après m’avoir exhibé quelques paysans bretons et sénégalais, les
derniers figurants qu’on avait pu ramasser pour la représentation d’adieu,
sans frapper, elle ouvrit la porte de La Marche, qui était dans les
bras d’une sorte de jeune homme. Elle ignorait ces choses et continua
de les ignorer. Je regardai le gamin qui, après les présentations, s’était
rassis en pinçant les lèvres : un personnage conventionnel, n’en parlons
pas. La Marche était gêné ; moi, je devins triste. Cette chambre sen-
tait la mort, une mort qui puait un parfum à la mode. Il prit sur la
table de nuit, entre le revolver d’ordonnance et le narcotique, un livre
d’Ablain qui venait de paraître. Pour établir une communication entre
nous par-dessus la tête de ce tiers, qui était habillé en artilleur lourd, il
me parla de ces poèmes de guerre. Il ne fit que me déplaire.
Ce fut, une fois de plus, l’ennui de surprendre quelqu’un, dont on
espérait qu’il ne pouvait tirer ses pensées que de soi, comme jadis un
bonhomme tirait de sa cave le vin de sa vigne, courir emprunter des
mots et à n’importe qui. Et quelle gêne de voir un gaillard, dont le
corps est sûr en ses gestes, tomber dans tous les traquenards du faux
esprit et montrer un jugement boiteux.
La Marche avait fait la guerre avec générosité mais, à cause du
faux artilleur, il n’osait pas les mots simples qui auraient été brefs et
durs. Je m’aperçus qu’il nous ménageait l’un et l’autre. Ses paroles
DRIEU LA ROCHELLE
281
allaient vers moi, mais une inflexion ironique en détournait l’effusion
loyale. La nonchalance de son corps achevait de les trahir et m’insultait.
11 était à moitié habillé et vautré sur son lit. 11 avait aux jambes ses
belles bottes qu’il regardait au-dessus de sa tête, et aux bras un pyjama
assez sobre. Il était pâle, il avait déjà perdu sa patine guerrière. Ses
yeux, dans cette position horizontale, allongés sous la paupière bleuie,
écoulaient un regard faible.
Je respirais mal. Allais-je rayer de mes papiers ce garçon accepté
de si bon cœur à Paris? Etait-il si peu solide qu’il eût glissé sur cette
pelure souillée? Pourtant, j’aurais bien passé la soirée avec lui. Pour
ne pas être seul, à cause de l’éternelle et bienfaisante curiosité, et parce
que sa silhouette me disait encore autre chose que ce que je venais de
voir. Il fallait éliminer l’autre. Comment manger un morceau, et boire
un verre, et rire, et ne rien dire devant ce garçonnet aux joues d’ouate
rose?
Nous sortîmes. J’avais une voiture. Je leur proposai d’aller à Mar-
seille. La Marche prit le volant, le petit se mit derrière et, pendant
quelques heures, nous nous retrouvâmes les camarades que nous avions
été le premier soir.
La Marche était fait pour maîtriser une force, pour appliquer ses
muscles à une tâche. Aussitôt qu’il était en mouvement, aussitôt que
son animalité était employée, il montrait une sorte de grandeur. D’un
seul coup sa figure s’était purifiée, la courbe de son front n’était plus
inquiétante sous la claque du vent, ses yeux dégainaient des regards
précis, le souvenir des aubes parisiennes s’effaçait de ses joues, son men-
ton achevait mieux son visage.
Point de conversation, mais une mélopée se formait de nos exclama-
tions dociles aux sombres péripéties de la route. Amusement, conten-
tement, joie. Nous roulions de plus en plus fort. Nous entrâmes avec
confiance dans la nuit, grande compagne que nous avions perdue depuis
le front. Elle couvrit les détails de son mouvement large. Les villages
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NOUS FUMES SURFRIS
sortaient à peine de la solitude ; entre deux bois d’oliviers, on apercevait
un homme dans l’éclat du zinc et des bouteilles multicolores, soule-
vant un verre.
Nous quittâmes la région des eucalyptus qui sentent fort parmi les
lambeaux de leur écorce. Ce fut la région élevée et désertique qui en-
toure Marseille, Afrique déjà austère, pas encore secrète.
Nous entrâmes dans la ville où, parmi le sommeil et la mort, les ciné-
mas prolongeaient une vie mondiale, faite de sottes amours, de cérémo-
nies mesquines et des bonds de la jeunesse américaine.
Nous arrivions forts, presque menaçants; dans d’autres circonstances,
nous aurions pu conquérir cette ville. Ce soir-là, nous aurions dû nous
coucher. Nous allâmes au Vieux Port. Nous bûmes parmi des femmes
dont la nudité était un artifice. Elles fumaient, elles lisaient des romans,
elles cousaient, elles parlaient de leurs rêves. Bien que courtoises, elles
ne nous trouvèrent pas gais. Avec d’autres, elles auraient été une der-
nière fois des filles de joie. Nous les laissâmes.
La Marche portait sur son épaule le foutriquet. Il le jeta en travers
de son lit. Je les perdais de vue. J’entrai dans ma chambre, je pris un
bain froid, je me couchai et m’endormis.
a
Le 1er mai 1919, je me baguenaudais dans les rues de Paris, avec
Ablain. Nous attendions la dernière minute pour nous décider entre
la révolution et la réaction. Il n’y eut rien d’éclatant. Une lente réaction,
commencée en Europe depuis plusieurs années, continua ce jour-là
comme les autres, et passa inaperçue de nos yeux inexperts.
Nous nous étions arrêtés, déçus, au bord d’un trottoir. Un formi-
dable coup de trompe vint nous émouvoir. Un autobus s’arrête, devant
la pointe de nos pieds.
Nous levons les yeux : Guy La Marche est au volant. Nous mon-
tons dans l’autobus. A deux cents mètres de là, arrêt brusque. De la
DRIEU LÀ ROCHELLE
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plate-forme, nous apercevons La Marche qui dégringole de son siège.
Alors que nous sommes descendus nous-mêmes, il nous heurte, il nous
écarte en jurant et court vers un charretier qui s’éloigne en brandissant
son fouet contre lui. La Marche, à une correcte allure, les coudes au
corps, rejoint l’homme en quelques foulées, et d’une seule poignée, le
descend de son siège. Il s’écarte un peu, prend position, allonge le bras et
le met par terre.
Pendant ce temps, nos pieds nous ont portés jusqu’au point de chute.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
A une pommette de La Marche, un bref trait blanc sur fond rouge.
— Le salaudI il m’a foutu un coup de fouet en passant. Ah! mon
salaud, va !
II est ravi. Ablain, tout ému, a un geste gauche pour relever l’homme
qui est ivre.
Arrivent des gardes municipaux. Nous sommes dans un quartier
bourgeois; une petite foule leur conseille vivement de mettre en boîte
cet ivrogne justement corrigé, car il est plus saoul d’idées que de vin.
Quant à La Marche, on le laissa partir, après qu’on l’eût pris en note.
Comme c’était son dernier voyage, rieur, il nous proposa de l’at-
tendre à la sortie du dépôt et de l’accompagner chez le commissaire.
— Je voudrais voir ce qu’ils vont faire de mon type. S’ils le repas-
sent à tabac, le pauvre vieux!
Le commissaire reçut, sans aucune bienveillance, notre ami que nous
suivions avec admiration. Ce jeune richard, infatué de s’être promené
dans la guerre, pourquoi se mêlait-il de défendre l’ordre ? Qu’il en pro-
fitât, c’était tout ce qu’on lui demandait. Mais Ablain cita des noms
imposants et, comme il demandait, soudain hostile à la police, l’élar-
gissement de son bonhomme, il l’obtint.
Le charretier était dégonflé; dans la rue, il nous regardait avec mé-
fiance et ahurissement. Mais il était bien content d’être sorti du lieu
de supplice vers quoi ne le portait plus aucune ardeur.
WKÊÊÊÊÊÊ
284
NOUS FUMES SURPRIS
— Avoue que c’est vache, ce que tu as fait, lui dit La Marche.
On ne fout pas des coups de fouet à un homme... et sans prévenir
encore... et puis en se débinant après.
— Ben, oui, mais ce n’est pas votre métier.
— Ce n’est pas une raison pour me fouetter.
— Ben, oui; mais vous ne faites pas votre métier. Pourquoi que
vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas?
— Mais si, mon vieux, ça me regarde.
— Faut laisser les travailleurs.
— Vous laissez tout tomber.
La Marche, pendant cette discussion, opposait tant bien que mal
des bouts d’arguments tirés de son journal à ceux que son adversaire
tirait du sien. Mais ses manières étaient aisées, même ce tutoiement qui
m’était pénible. L’autre s’amadouait.
Nous le laissâmes surpris de ce Premier Mai soudain rempli par une
expérience et non par des mots.
Ensuite Guy me prodigua ses opinions. Je tâchais de les démêler.
Guy était réactionnaire. Du moins, le croyait-il. Et c’était vrai dans
le sens intermittent du mot. Il était aussi incapable de manifester ses
préférences profondes par des actes suivis et réglés que de les renier
par un geste délibéré. Si relâché qu’il parût au courant des jours, on
s’apercevait de temps à autre qu’il était encore attaché aux principes
qui avaient nourri ses parents. Il réagissait selon ces principes par un
instinct affaibli aux seules possibilités de la défense, dans des cas isolés
et parfaitement contradictoires avec d’autres cas où il ne se montrait
nullement conséquent avec ses origines, mais où n’ayant d’autres guides
que ses sens en désordre, il s’engageait dans des voies dangereuses,
comme un aveugle rebelle et perdu qui ne voudrait plus se fier qu’au
son que fait sourdre sa canne d’un mur délicieux.
Ce qu’il y avait de certain, c’est qu’engoncé de telle manière, il ne
pouvait prononcer ni supporter une parole qui touchât à un ordre
DRIEU LA ROCHELLE
285
de choses dont on voit encore dans le monde présent les traces impé-
rieuses, coupées ça et là par des pistes neuves et déroutantes dont nous
ne voyons pas le but. Et c’est ainsi que, dans la terreur de certains
mots qui, aussitôt échappés, auraient donné à sa conduite une signifi-
cation décidément subversive, toute sa vie s’organisait dans une hypo-
crisie obscure, contre ses croyances.
Lui qui se prélassait parmi les hommes de plaisir les plus veules, les
intelligences les plus licencieuses, il ne souffrirait jamais qu’on fît de-
vant lui un mot contre les prêtres; mais il ne songerait jamais à entrer
dans une église où quelques femmes supplient encore les gardiens du
musée de leur expliquer le secret bienfaisant des tableaux et des statues,
où quelques hommes volontaires luttent contre le lugubre engourdisse-
ment de l’âme du monde. Et tout d’un coup, le dimanche, entrent et
sortent les dernières familles, les mains croisées sur leurs tares.
Il ne dirait jamais du mal de l’Armée et pourtant je me rappelle
que trois ans après la guerre, j'étais allé avec lui à une fête militaire
et que je l’y avais vu affreusement décontenancé. C’était au champ de
manœuvres de Vincennes. Les tribunes étaient pleines de familles mili-
taires, d’un Président de la République en redingote gris fer, de géné-
raux rouge et or qui, rangés sous cette tente, nous rappelaient les livres
de prix de notre enfance, si ennuyeux, si mensongers, si dangereux.
Pendant deux heures, nous n’osâmes plus penser à la jeunesse de nos
amis qui avaient passé l’examen et obtenu de mourir.
Des chevaux, des chevaux, encore des chevaux. En avions-nous
jamais vu sur un champ de bataille? Nous n'aurions pas été davantage
étonnés de voir défiler les éléphants d’Hannibal. Des régiments de cava-
lerie défilaient au galop avec des sabres, alors que la dernière charge
s’était effondrée un siècle auparavant. Dans quelle rêvasserie vivent les
peuples et leurs chefs?
Et puis soudain, des cris, une musique étrangère, des cavaliers arabes.
La foule s'excite à cet illusoire exotisme. Les Français inconscients
286
NOOS FUMES SURPRIS
saluent ces hordes fragiles avec qui la République, pour remplacer ses
enfants morts ou jamais nés, remplit d’un nombre trompeur des armées
plus grandes que son désir de vivre.
Boum! Boum! Des coups de canon. Pour finir la fête, la petite
guerre. A côté de moi, Guy bégaye, la gorge serrée par la honte :
« La guéguerre. » Qu’est-ce que vous voulez, La Marche? On ne
peut pas célébrer la vraie, dont il n’ont même pas entendu parler; il
faudrait faire sauter les tribunes avec une mine, péter du chlore au
nez du président et jeter de la crotte sur l’or des généraux. Vous ne
comprenez pas. Une revue, c’est comme une course de taureaux. C’est
un simulacre qui rappelle l’ancienne vie. C’est comme la messe qui
autrefois faisait naître un Dieu, ou le coït qui produisait des enfants.
Mon pauvre ami perdu, tu joues avec des paltoquets d’ouate rose et
tu t’étonnes ici. Si tu reliais un peu tes gestes les uns aux autres, tu
t'éviterais quelque ridicule, tu sais. »
Boum! Boum! La cavalerie s’élance. Arrive l’artillerie qui prend
position derrière la cavalerie.
Boum! La cavalerie charge, enfonce l’ennemi, emporte la victoire,
gagne la guerre et obtient des réparations. Guy et moi, nous nous sau-
vons. En sortant, nous croisons un jeune général qui a l’air énergique,
dont l’allure nous plaît, malgré tout. Nous comprenons mieux l’effroya-
ble malentendu dont périra l’Europe.
A Londres, j’ai revu aussi à la porte du Palais du Roi-Empereur,
les grenadiers. Tuniques rouges, buffleteries blanches, énormes bonnets
qui rappellent les plus féroces imaginations des guerriers sauvages.
Ces jeunes hommes guindés vont et viennent rapidement devant leurs
niches. Il y a toujours deux douzaines de passants arrêtés devant eux,
c’est que ces mannequins rappellent le plus noble orgueil humain, le
droit de se faire tuer pour un maître.
Ils portent sur l’épaule un fusil, ustensile déjà démodé. La même
tradition exige que ces guerriers aient encore sur le front un peu de ce
Î)BIEÜ;LA ROCHELLE
£87
poil dont ils étaient autrefois tout couverts et que ce fusil soit agrémenté
d’une sorte de couteau qu’on appelle baïonnette. Celui-ci rappelle le
glaive et les travaux qui ont rempli les annales jusqu’à l’avant-dernier
siècle. Alors deux hommes ne se donnaient la mort que de la main à
la main, qu’après s’être un peu tâtés, peut-être regardés. Ils avaient,
je l’imagine, le temps de se connaître, et l’âme de celui qui l’emportait
s’augmentait de l’âme du défaillant.
J’avais vu dans l’œil de Guy, lors de l’incident du charretier, briller
un sentiment vigoureux et inutilisable comme ce fer antique attaché à
une moderne machine à tuer.
0
Mais nous étions arrivés au bar où Guy passait tous les soirs.
Le paltoquet, vêtu de gris londonien, se jouait d’un fétu. Il feignit
de s’étonner et de s’amuser de nos aventures.
Guy était fort gai et tout à son aise, lampant les cocktails avec en-
train.
Pour moi, il était sept heures du soir. Les hommes ne travaillent plus ;
la soirée sera surprenante.
Ablain était galvanisé par les violents événements qui auraient pu
survenir, et redressé dans son veston, se faisait l’effet d’un demi-solde,
coriace amateur de plaies et bosses.
D’autres s’étaient joints à nous. La Marche se pencha sur le palto-
quet et, avec deux doigts, tira de sa poche un petit livre.
« Ah! Ah! jeune poète, nous y voilà donc. »
Du coin de l’œil, j’aperçois le titre : Pattes de Mouches. Cet exem-
plaire, sur Japon, porte une dédicace :
A Guy La Marche,
La beauté est la seule gloire.
288
NOUS FUMES SURPRIS
Suit la signature du paltoquet, accompagnée de dates compliquées.
Le tout, d’une écriture d’institutrice.
Je me détournais pour permettre à Guy de se livrer au contentement
sans craindre mon ironie. L’alcool assurait déjà sa contenance.
— Mais c’est très bien, mon petit gars... Je vais lire ça, cette nuit...
Beau papier. Ah! voila le fameux poème... « A un jeune guerrier. »...
(( Printemps déchiré. »... A part cela, qu’est-ce que vous devenez?
— La princesse est venue hier chez maman. Elle a été étonnante.
Guy était à la fois, ironique et respectueux.
Sa première qualité était la modestie, mais j’en voyais sortir des fai-
blesses. Elle le maintenait assez loin des cercles où l’on met en commun
une prétention à l’esprit, ce qui était une rare chance. Depuis notre
conversation à l’hôpital, il s’était même trouvé une manière de contour-
ner les obstacles. Quand il s’approchait d’un livre ou d’un tableau, il
roulait des épaules, parlait ferme mais affectait de n’employer que des
mots balourds, empruntés au jargon sportif, en sorte qu’il gardait un
air de bon enfant dans ses jugements les plus téméraires.
Pourquoi les gens comme La Marche ne sont-ils pas à leur aise
dans le siècle? Pourquoi ne parlent-ils pas directement des passions,
des vices qu’ils peuvent connaître? Mais non, ils s’avancent dans la
vie un roman à la main, comme un Baedecker.
Guy s’inclinait devant ce petit sot parce qu’il s’était mis ostensible-
ment de la partie et de l’encre aux doigts.
Et c’était encore par modestie qu’il s’excluait du monde. La bonne
bourgeoisie où sa naissance le plaçait, s’amusait trop modestement. Les
filles y étaient fades, ou leur effronterie fraîchement acquise ne l’agui-
chait pas. Il rêvait de s’élever dans des régions plus brillantes, mais pour
y atteindre, il lui aurait fallu une patience et une platitude qui n’étaient
pas dans son caractère, ou une légèreté qui n’était pas dans son esprit.
Et à ses bons moments, il n’était pas loin de deviner que le jeu n’en
vaut pas la chandelle.
ssmmh
DRIEU LA ROCHELLE
289
Une incessante et incertaine convoitise le tirait hors de chez lui.
Mais du jour au lendemain il prenait des habitudes qui le rétrécis-
saient. La première fois qu’il était entré dans un bar, ç’avait été celui
où nous étions, où les hommes seuls étaient admis. 11 y était revenu tous
les soirs. Les bars de femmes lui paraissaient plus vulgaires et il ne
dansait pas à cause d’une imperceptible lourdeur.
L’adolescence est un temps périlleux, fatal à bien des garçons qui
prennent alors l’habitude d’attendre et d’oublier le bonheur.
Guy La Marche était assez beau pour ne pas attendre. Mais il était
lent, au point de négliger même ses désirs et de maltraiter ses appétits.
Il comptait sur les occasions; la moindre difficulté lui semblait un bon
prétexte pour leur tourner le dos et reprendre son immobilité.
Ce soir-là, je commençais à débrouiller le fil replié de sa paresse.
Dans un coin de ce bar qui faisait son habitude puérile, il avait
trouvé un accueil qui avait flatté en lui de vagues ambitions. Au lycée,
Guy avait été lent, il s’était vite découragé, acceptant l’augure de ses
maîtres qui l’avaient classé comme propre à rien. Ici, au contraire, des
jeunes gens soignés, qui parlaient d’une façon délicate, l’avaient entouré
de toutes sortes d’attentions. La Marche avait de l’assurance physique,
mais pour des choses dont on lui aurait dit qu’elles étaient précieuses,
un besoin obscur et pénible qui le rendait timide, car il ne sentait pas son
esprit armé pour ces conquêtes, et pourtant c’était par l’esprit qu’il eût
voulu aussi en jouir. Aussi fut-il sensible à l’excès aux découvertes qu’ils
lui facilitaient; ils lui prêtaient des livres, lui offraient des cravates, lui
montraient des appartements complètement vides, selon le goût du jour.
— Ces gens-là sont plus fins que les autres, s’était-il écrié un jour,
devant moi.
— Pourquoi, mon cher La Marche?
— Je ne sais pas, ils sont plus fins.
— Vous croyez?
On rapproche faiblesse et finesse, force et grossièreté.
290
NOUS FUMES SURPRIS
Mais on ne peut expliquer seulement La Marche par ces futiles mots
d’ordre. Et ses désirs?
Les premiers mouvements du cœur sont faibles, imaginaires, et tien-
nent au jeu de l’esprit, si vif que soit l’élan des sens. La coquetterie
est une sphère illusoire où La Marche s’encagea. Plein de secrets con-
tradictoires et de périlleux retours est le goût de la séduction. Celui
qui aime trop séduire, peut en venir à ne plus exiger de prendre. Certes,
la séduction est le premier mouvement vers la possession, mais c’est
d’abord un plaisir de l’attente. Tel séducteur qu’on a pu croire d’abord
animé par le désir de prendre, on ne le voit jamais rien saisir, mais il
s’empêtre dans ses propres charmes.
Dans ce bar où le paresseux revenait toujours, il s’aperçut que la
coquetterie ne connaît plus de frontière. Il était prêt à exercer son pres-
tige sur n’importe qui ; il l’exerça sur ceux qui l’entouraient, ces hommes
qui lui laissaient entendre que son corps, comme son esprit, était bien fait.
Le jour où un geste plus précis de l’un d’eux, tout en le faisant sur-
sauter, lui décela qu’il avait pris des habitudes, il recula un peu, mais
il ne trouva rien derrière lui pour s’appuyer et repousser ce qui insen-
siblement s’était rapproché de lui.
Les mœurs sont faciles, douces, sournoises. Tout est permis. Le nou-
veau est recommandé. Son père ni aucun homme n’avait joué un rôle
quelconque dans son éducation. Sa mère, sa sœur, n’avaient que leurs
caresses délicates. Au lycée, des fonctionnaires, hâtivement et distrai-
tement, lui avaient indiqué de jolis passages à lire dans les livres. Per-
sonne pour saluer en lui une dignité naissante, celle de l’homme. A
dix-huit ans, quand La Marche, après avoir raté son bachot et piétiné
quelques mois dans une caserne de province, fut jeté dans une grande
catastrophe truquée, une offensive de printemps, il n’avait pas grand’-
chose à perdre. S’il avait été abattu, il aurait laissé tomber sur le sol
un maigre fruit. Dans l’anonymat désolé des foules, des armées, la mort,
en retournant ses poches, aurait découvert un snobisme désintéressé, un
DRIEU LA ROCHELLE
culte assez naïf du courage et de la sensualité, une tendresse un peu
sadique pour la figure hâve de la patrie.
Nous nous perdions de vue, La Marche et moi, pendant des mois.
Trop de coups de téléphone pour atteindre tout le monde.
Et puis, pour faire une amitié il faut désirer ensemble quelque chose
qui nous dépasse. Plus rien ne dépassait Guy, me semblait-il. Tout ce
vers quoi il s’était exhaussé lui était, depuis l’armistice, retombé sur le
nez. Nous ne soulevions encore que par saccades le poids de ce rêve
de la guerre qui avait étourdi notre jeunesse.
Une jeune fille me demanda de l’accompagner un soir à la foire.
Elles étaient deux, l’autre plus jolie, mince. Les os trop frêles ne sou-
tenaient pas assez sa ligne, et ses traits étaient trop délicats pour for-
mer un visage régulier. Point de peau, une chair infiniment sensible,
une nappe de lait brûlé. Des yeux pâles. Des cheveux cendrés, fins,
indiscernables les uns des autres et d’un nombre si immense que leur
masse subtile semblait peser sur ses tempes teintées de vert, sur des
frêles plaques de jade. Pourtant du nerf, grâce au tennis et à la danse.
Elle s’appelait Claire, ce qui est une bénédiction. Je songeais bientôt
que j’étais amoureux d’elle.
Nous étions dans la foule, au milieu d’un univers de rencontre, des
atomes suspendus entre quelques nébuleuses. Les manèges, les balan-
çoires faisaient de gros tourbillons de matière clinquante et d’humanité
agrippée que parcouraient, comme l’esprit d’un créateur fatigué et idiot,
un bruit et une lumière atroces.
Claire était rêveuse et n’écoutait pas les exclamations que me sug-
géraient nos voyages forcément circulaires.
L’approche de quelqu’un me fit taire : Guy La Marche. Il se remet-
tait, sans que je le lui demande, dans ma filature. Il avait hélé Claire.
Ils se connaissaient. Leurs bouches se connaissaient.
ttÊÊÊ^ÊÊ
292
NOUS FUMES SURPRIS
A côté de cette fille si étroite, Guy prenait de la carrure et même
un faux air de brute. Pourtant Claire était flexible, mais pas cassable;
elle céderait toujours sans rompre dans les bras un peu gros de celui-là
qu’elle avait préféré, tout de suite et pour longtemps, et dont la tête
était assez fine. Une même eau grise coulait des yeux de l'un dans ceux
de l’autre. Leurs traits, en se rapprochant, s’aiguisaient.
Il y avait, entre cette fille fermée, toute abîmée intérieurement, et ce
garçon dépravé, ivrogne, touché parfois de nostalgie pour la vie virile,
comme des fiançailles éphémères. Leurs gestes s’accrochaient : ses réti-
cences crispées à elle, ses réveils rudes à lui.
Je les épiais avec mon espoir rabroué par tant de spectacles que
m’impose le vice cruel. Je me laissais rêver aux anciens âges, de large
volupté, à des alliances de forces en l’honneur de qui s’élèvent toujours
en moi des épithalames.
Nous étions dans une baraque dont l’enseigne était : « Musée Du-
puytren. » Drôle de peuple, qu’on a dit autrefois si gai, et qui arrive
à certains détours de la dure recherche du plaisir. Des couples, curieu-
sement unis pour cultiver par contraste leur double égoïsme, se pro-
mènent au milieu de ces abominations, de ces maladies qui sont sous le
signe de Vénus. Faut-il qu’ils en aient de la résistance pour s’embrasser
encore — ce sera de façon plus détournée — à la sortie de ce char-
nier. Il est vrai qu’ils supportent bien le sinistre bruit de vaisselle qu’on
entend au fond des cabinets de toilette. Mais ils ne veulent pas imposer
de pareilles épreuves, à la limite de la vie et de la mort, à leurs enfants.
C’est pourquoi ils les laissent dans les limbes. Tout simplement, dédai-
gnant les grands gestes métaphysiques de l’Asie, un peuple, bras dessus
bras dessous, s’enfonce dans la mort.
Parmi les verges, comme des arbres travaillés par la pourriture équa-
toriale et les vagins comme des fourmilières éventrées, Guy et Claire
s’étaient écartés de nous.
DRIEU LA ROCHELLE
293
— Guy, épousez-moi. Je n’ai pas beaucoup d’argent, nous mange-
rons ma dot. Après...
— Vous me voyez en mari?
— La partie devrait vous tenter. Je vous croyais joueur.
— Je traîne dans les bars, je n’ai pas de situation, je ne suis pas
un homme qu’on épouse.
— Bon, je vais me marier. Vous aurez pour maîtresse une femme
mariée. Ce sera très 1890.
— Peuh!...
Nous nous arrêtâmes ensuite devant un tir. Autre histoire. Un mon-
sieur épaulait. Des tics pleins la figure comme une guêpe contre une
glace. Soudain, tout s’immobilise, les pipes volent en éclats. Le tireur
se retourne; sa figure encore effacée par l’effort, disparaît devant Guy,
sous un anéantissement plus irréparable.
Guy fronce les sourcils et me regarde de biais.
Jim Fizz avait l’air d’une brute, parce qu’il avait quarante ans, les
épaules surmontées, une grosse tête, une grosse voix. Mais les appa-
rences sont parfois trompeuses. Dans son art qui était le cinéma, il
brouillait l’écran de ses mièvreries. C’était, en réalité, un petit garçon
qui pleurait dans les coins, ce gros débauché, chez qui se déversait,
comme le stout dans un verre épais, î’écume de la jeunesse.
Rapprochant Fizz du Paltoquet, je les voyais si différents que je
perdais à nouveau la trace de Guy. Je ne savais pas débarrasser un
visage, un corps, des artifices et des accessoires; retirer à celui-ci sa
moustache, ou, au contraire, poser une barbe à celui-là. Si j’avais
rajeuni Jim Fizz, de vingt ans, si je l’avais rasé, j’aurais vu qu’il ne
différait plus du Paltoquet. Ou inversement. L’un et l’autre, c’étaient
des coeurs de sucre dans des corps de grosse viande.
Mais n’oublions pas que nous sommes à la foire, voilà justement
que le Paltoquet passe dans un wagonnet folâtre. Il est près de nous,
il nous fait un signe mesquin de la canne qui, dans ses mains, est un
294
NOUS FUMES SURPRIS
accessoire ridicule. Et tout d’un coup, un ressort fait bondir au loin le
véhicule et son moi contenu. Il est avec une femme qui, en dépit des
accidents convenus de la promenade, ne quitte pas Guy des yeux.
Grâce à elle, je devais retrouver Guy, mais il fallut attendre. Claire,
qui avait d’abord supplié Guy de la lui présenter, soudain s’était écartée
du groupe, en arrachant aussi son amie qui me tirait par la main. Claire
avait voulu rentrer tout de suite.
a
Un printemps, vers cinq heures, Guy vint me chercher.
— Allons du côté du Bois. J’ai rendez-vous avec...
— Comment?
— Peau. C’est ma maîtresse.
En route, nous rencontrâmes Gonzague. A la bien regarder, Peau
n’était ni petite ni mince.
— La quatrième fois que nous nous remettons ensemble, me dit-elle,
après m’avoir examiné avec méfiance.
— Et ce n’est pas la dernière, s’écria La Marche, en l’embrassant.
— Ça veut dire que tu vas me plaquer dans quinze jours? Enfin,
pour le moment, ces allées et venues m’amusent autant que toi.
— Crâneuse, ricana Gonzague, toi, Peau, tu pleures chaque fois
toutes les larmes de ton corps.
— Peut-être. Vous voulez que je dise que je l’aime. Eh bien, oui,
je l’aime, mon amant.
Nous étions seuls dans un jardin, près de la Seine. Guy la caressait
avec une nonchalance affectée, mais ses yeux reflétaient son amoureuse
avec complaisance.
— C’est encore toi, ce qu’il y a de mieux.
DRIEU LA ROCHELLE
295
Toute sa nonchalance était pour nous, nous sentions qu’il retenait
son élan.
Il s’enchantait de ce corps gracieux, qui, sous nos yeux, inventait
de nouveaux signes de la tendresse.
Gonzague enviait le contentement de Guy, mais en méprisait la cause.
— Ce n’est pas une femme comme j’en aurai, comme il n’y en a pas.
Et puis, il la paye.
J’appris que Guy avait fait un héritage. Il s’était associé à un mar-
chand d’autos, il travaillait.
— Non, Guy, tu gagnes de l’argent?
— J’ai fait un mois de dix mille. Le vieux croyait m’avoir au début,
mais je l’ai secoué.
— Et voilà, ajouta Gonzague, ce grand idiot entretient cette
donzelle !
— J’adore ça, c’est ce qui me plaît le plus dans notre ménage, ré-
pliqua La Marche.
Ses épaules s’étaient carrées.
Nous revenions vers Paris. Us marchaient devant Gonzague et moi,
en s’embrassant.
Gonzague grognait.
— Quel idiot! Une petite grue. Carrière négligée.
Moi j’essayais de rattraper Guy et de repasser par le fil de sa vie.
« Voyons, le Paltoquet, Jim Fizz d’un côté, Peau de l’autre. Com-
ment relier ces épisodes. Un court voyage d’aller et retour dans un pays
qui ne lui a pas plu, où il est allé parce que c’était la mode. Il a vingt-
quatre ans. Il est rentré, n’en parlons plus. »
Drieu La Rochelle.
PIERRE REVERDY
297
POEMES
MURMURE DES PENSÉES
Un bruit de pas dans l'escalier de service du men-
songe. A toutes les oreilles, des portes qui battent, des
sirènes qui sifflent et tous les battements de roue des
véhicules en retard — la fermeture prématurée des
barrières.
Au crépuscule, le passage à niveau des cirques où se
consacrent les nuages dans l’encombrement des voix
célestes. Au buisson d'eau évaporée des sources
sombres, les doigts déliés de la pluie.
La lanterne égarée, la porte qui s'éclaire. Et les
cyprès vêtus de noirs dans les allées sans direction
des cimetières.
298
POEMES
L’HOMME AUX ÉTOILES
Une lampe dans chaque main. D’un bout de la chaîne
aux étoiles. Les fenêtres bleues du matin, le toit verni
et l’escalier qui descend plus bas que la toile. Car il y
a la mer entre le mur et l’homme et la nuit dépliée qui
arrête le bruit. Il y a le bateau blanc qui écarte les
lames et l’aile du soleil qui partage le vent.
Mais surtout le front troué par les épines, le cœur
d’où sort la flamme et les yeux éplorés — le regard
frappe au ciel et la porte qui s’ouvre laisse entrevoir
l’espace où remuent les formes mortes sur les chemins
tracés par un doigt lumineux. Les arbres du jardin fer-
mé sont sur la grille — les pointes du signal à côté de
la mer — les deux battants ouverts sur l’horizon qui
grince — le jour lâché s’évade et piétine les ombres
— les hommes — les étoiles tombées sur le revers.
UNE TACHE SUR LA NUIT
Celui qui descend parmi les avalanches, derrière les
toits blancs et les arbres qui plient — qui se regarde,
s’arrête et tend son bras jusqu’à la paroi de verre qui
est peut-être la seule ligne courbe de l’infini.
Celui-là — le corps et la tête et l’âme dans l’espace
— tout ce qui dure encore — et traîne sur le soir. Les
mots qu’on dit au fond — le bruit confus qui monte —
on entend ceux qui parlent à travers les rayons. La
fumée à cheval sur l’arête — l’oiseau qui sort la nuit.
Tout est plus grand dehors — les ombres où d’autres
formes tombent — les lumières du ciel — la route
autour du monde — l’homme seul plus petit.
rmmm
PIERRE REVERDY
2?»
TÊTE FERMÉE
Ecoute, écoute-moi ; un rayon rouge ou violet frôle
la vitre. Il n’est pas encore midi et tout le monde dort
là-bas derrière. Des cris filent dans les chemins. Il ne
passe pas de voitures, et c’est bien ta tête que j’ai vue
au ras des buissons en train de faire des grimaces. Le
vent qui secouait le paysage s’est arrêté au coin du
bois. Il s’est mouillé dans la rivière qui ne dort plus et
le soir vient en retenant son souffle, en étouffant ses
pas. L’air fraîchit. On a peur, et les quatre murs de la
maison s’isolent, puis le toit disparait. Ecoute et ouvre-
moi; je glisse sur la vitre, comme un regard sur un
autre œil qui rabat sa paupière. La vitre, la nuit, le
volet froid.
L’AME ARDENTE
La flamme monte à mesure que le froid s’abaisse sur
la nuit.
La flamme de la lampe monte entre les ombres
froides qui bougent dans la nuit. Et la lueur s’allonge
et pousse comme un arbre.
Un arbre de feu dans la nuit,
Sur les routes de glace
Entre les parapets de lune et de métal
Sous les flèches piquantes de mille rayons de cristal
ou de reflets d’étoiles.
Vers la flamme qui monte droite dans la nuit.
C’est la voix de la foule obscure qui murmure ou le
bruit des pas qui battent le chemin.
Mais jusqu’où poussera la flamme qui monte ardente
et droite dans la nuit...
800
POÈMES
CRÉPUSCULE AU DEHORS
L’ombre hachée par les lumières furtives et les dents
trop longues des toits sciant les planches vibrantes
de la nuit — les usines ; les longs wagons mornes sous
les flaques de pluie, les arrêts brusques aux armes des
talus. Dans l’éclair de couleur le nom inscrit sans
forme ; dans un autre coin la lueur. Une banlieue
ternie par tous les doigts du jour, à peine nettoyée
par la rosée des larmes. Le matin, quand la voile
déteint sur les plis du soleil. Quand les signes des
yeux arrêtent la lumière — un coin de ville noir,
perdu, mené de loin entre les rails luisants et les
vagues ornières.
LES IMAGES DU VENT
D’un bout à l’autre, la ligne s’assouplit et se retire —
les landes délavées repliant leurs miroirs et les buis-
sons noircis agitant des images — des gestes indécis
et de larges grimaces, loin du ciel. Il est à peine
l’heure de sortir sous la pluie — les routes sont per-
dues entre les 4 points, et l’air venu de haut et de
toutes les sources plane entre les tournants, aux marges
des poteaux. L’âne court dans le champ désert et sans
abri. La voix qui roule dort dans un repli du vent
— aucune tête ne dépasse l’herbe rase, liée de ruis-
seaux creux et secs qu’il faut sauter. Au tranchant
lumineux luit la crête des vagues. Un mouvement
discret, direct vient au passage où les mains détachées
flottent sur le courant — sous le regard aigu, la pointe
fixe d’un feu rouge, vivant et calme dans la nuit.
Pierre REVERDY.
Le génie sans miroir
Quand les livres se liront-ils d’eux-mêmes sans le secours de lecteurs?
Quand les hommes se comprendront-ils individuellement?
Nous avons traversé de tragiques périodes; les déluges ont détrempé
nos os, les feux multipliés des astres et des incendies ont fait la calvitie
sur la presque totalité de notre corps. Le tonnerre ne nous effraie plus,
nous ouvrons les crânes pour en faire s’échapper les belles araignées
de cristal et d’or dont les sots ignorent la beauté. Mais bien malin celui
qui a pu voir son œil sans le secours d’une vitre, celui qui a pu prome-
ner son regard sur le creux voluptueux de sa nuque. Nous avons aimé
802
LE GÉNIE SANS MIROIR
des idoles flexibles qui ignorent toujours quel charme peut avoir la
cambrure de leurs reins. Ah! vienne le jour où nous briserons le miroir,
cette dernière fenêtre, où nos yeux miraculeux pourront contempler le
merveilleux cérébral.
Vos yeux battent des paupières dans l’espace réfrigérant et les bri-
seurs des dernières vitres sont prisonniers de leurs frères inférieurs. Les
fous sont enfermés dans de pompeuses cellules et nos mains délicates
leurs infligent de savantes tortures. Ne croyez pas cependant qu’ils y
succombent. Le Pays qu’ils ont découvert est si beau que rien ne sau-
rait en détourner leur esprit. Maladies! névroses! divins moyens de
libération incompris des chrétiens, vous n’êtes pas de célestes punitions
mais la délivrance, la suprême récompense, le paradis sur terre, la vision
vers l’infini, l’ascension plus rapide vers l’esprit qui monte comme un
vautour avec la cervelle de Promothée dans le bec.
Aurons-nous le courage de léser volontairement cette moelle épinière,
ce cerveau paralysé!
Nous qui les aimons savons bien que les fous refusent de guérir??...
On connaît l’histoire de l’ivrogne qui tournait autour de la colonne
Vendôme en palpant la grille et qui se croyait enfermé. Que certains
voient dans cette anecdote un piètre aliment comique à leur stupidité,
soit! Pour ma part je ne puis qu’y voir une manifestation de ce génie
ou de cette folie, comme on voudra l’appeler, qui ne se formule qu’en
état d’inconscience. Qu’on le sache bien, c’est nous qu’on enferme
quand on clôt la porte des asiles : la prison est autour d’eux, la liberté
à l’intérieur. Allons à Sainte-Anne! Cellules de la Salpêtrière! Quelle
atmosphère religieuse est la vôtre, où est ce tableau que Ucello mit
tant d’années à peindre et où nous mettons tout ce que la perfection et
l’inconnu peuvent recéler de mystère, où sont les architectures compli-
quées de Salomon de Caux? Quelle épithète assez divine pourrai-je vous
appliquer, Marquis de Sade? Théroigne de Méricourt, quelle croupe
fut plus voluptueuse que la vôtre toute sanglante du fouet que vous
PAUL ELUARD
808
dissimulez? A l’orée de quelles forêts encore libres, Petrus Borel, vous
embusquez-vous le fusil à la main? Ainsi qu’un oiseau de haute mer
lancé à toute volée contre un phare vous mourûtes, Gérard de Nerval.
Lautréamont, nous relevons en votre honneur l’épithète de fou dont on
crut faire une injure! Charles Baudelaire, Edgar Poë, quelles chairs
nocturnes vous charment maintenant? Germain Nouveau, sur quelles
routes incalculables cheminez-vous dans l’éternité?
Mais je ne parlerai pas que de vous, palais emphatiques du génie,
j’irai presque dans les charentons décriés chercher des raisons d’espoir
en l’avenir de nos cerveaux et de mépris pour nos petits hommes de
Panthéon !
Le mysticisme et l’humour sont en général les deux caractéristiques
des productions des fous. Je citerai, à titre d’exemple, ce poème d’une
folle de Pologne. Elle s’appelait Anne-Ilda Salon. Elle mourut il y
a quelques mois à l’asile de P... (Pologne) (1). Elle avait vingt-quatre
ans, elle se croyait un homme et, habillée d’oripeaux multicolores, pré-
tendait présider une sorte de cour littéraire; née d’un Français et d’une
Polonaise, la plupart de ses poèmes sont écrits dans notre langue :
Je je suis suis le le roi roi
des Montagnes
J'aime les seins seins et les doigts
doigts doigts doigts doigts
de ma maîtresse
Amour vers vers qui languissent mes
pensées pensées pensées pensées pensées pensées pensées
Le sire de Coucp Coucÿ
cest c'est moi
(1) Je dois la plupart des documents originaux dont je fais usage k l’obligeance du Dr Rozé,
qui séjourna plusieurs années en Pologne où il dirigeait l’csile d'aliénés de P...
304
LE GÉNIE SANS MIROIR
Mais Vamour
L'amour on en fit de la salade
Pour les salades on fit des salades d'amour
pour les salades
On fit on fit bien des éclairs pour
rien rien en vain
celui qui que rien rien
Il fait une chaleur chaleur
Le mécanisme cérébral est ici d’une étonnante variété. En appa-
rence, l’auteur se borne à répéter plusieurs fois de suite le même mot.
Le premier vers est un bégaiement. Au troisième et au quatrième, même
procédé mais combien différent dans l’application; sein est répété deux
fois et doigts cinq fois. Il semble que des mots jaillissent les mains et
la gorge de cette maîtresse inconnue. Pas d’épithètes insuffisantes. La
phrase est devenue femme. Plus loin, sept fois de suite mot pensée,
sept, chiffre fatidique qui avec 13 se rencontrent dans la plupart des
productions d’Anna Ilda. Cette fois la phrase est une invocation mys-
tique. A la ligne suivante, nouveau changement de personnalité, la poé-
tesse fait un mot d’esprit : le sire de Coucy-Coucy. Mot d’esprit dont
le sel échappera aux calicots mais dont le charme ne saurait laisser
indifférents ceux que touche la poésie. Puis l’humour l’emporte et le
poème se termine par une figure grammaticale audacieuse, le substantif
étant pris pour qualificatif de lui-même.
Je m’excuserai de gloser de façon aussi ridicule, mais il n’était pas
inutile de donner un exemple de l’extraordinaire subtilité de langage
qui n’a pour décors que des jeux intellectuels d’une miraculeuse pré-
cision.
Le privilège le plus enviable des fous est de poétiser les plus ingrates
besognes. Je donne en exemple à tous les comptables courbés sur les
livres tricolores, la vie de Marceau Volgas, employé dans une banque
parisienne et qui, un beau matin de 1920, trouva le secret de trans-
PAUL ELUARD
805
former les traites en poëmes. Mais les banquiers ne correspondent pas
avec les divinités. Les traites revinrent impayées et peu de jours après
celui qui ouvrait des comptes aux archanges abandonna les patrons
ingrats incapables de se contenter de l’or des paradis.
Il semble que tout se transforme sous la main des déments. Plus
adroits encore que l’artisan qui fait des paysages avec des timbres
poste, il n’est pas de matériaux qu’ils ne puissent utiliser. On en a connu
qui peignaient des figures bien aimées sur leurs semelles et qui restaient
immobiles ensuite durant des jours par crainte de les fouler.
Les manifestations picturales des fous sont un témoignage de la
fatalité. La critique s’émousse devant des œuvres aussi indiscutables.
La sensibilité s’exprime impudeur. N’aimons-nous pas dans la vie ceux
qui ont, à certaines minutes, le privilège de perdre la raison? La théorie
romantique de l’inspiration prend toute son importance par opposition
à la théorie pédagogique de l’intelligence. Baudelaire n’y échappa
point et s’il traduisit les commentaires d’Edgar Poë au poème « Le
Corbeau », il est permis de croire qu’il n’en observa jamais le principe.
Edgar Poë lui-même, constamment en état d’inspiration, ne témoigna
par là que de la subtilité des cerveaux affranchis de la raison. Les mé-
diocres voulurent toucher à cette jolie mécanique, l’école romane qui
en résulta dénote leur impuissance. Sans feu sacré, rien ne vaut la peine
d’être entrepris.
Joana Tucce est une Polonaise de 39 ans. Elle est folle depuis
quinze ans. Les écrits mystiques alternent chez elle avec les idées de
grandeur. Elle se croit tour à tour Isabeau de Bavière et la princesse
Mathilde. On l’imagine dans le petit asile de P... dessinant des dessins
mystérieux où une route se dirige vers « le soleil noir de la mélancolie »,
On aimerait à connaître le destinataire d’une enveloppe dessinée dans
le soin du dessin. Hélas, nos yeux sont trop grossiers!
On vous imagine aussi Maria Delwyn et Mona Dreigner. Toutes
les trois, vous portez, dit-on, le poids des amours paternels. Est-il
306
LE GÉNIE SANS MIROIR
cependant plus magnifique que l’empire où il vous a fait vivre. Vous
approchez de quarante ans. Vos mains ont cependant gardé la mala-
dresse des jeunes années et les visions naïves de vos rêves sont tou-
chantes à faire pleurer. Vieilles petites filles qui rêvez d’amoureux à
longues moustaches et qui tracez leur effigie en collaboration, ces beaux
cavaliers n’habitent pas nos villes et la douce virilité qui les caractérise
ne précipite les anges femelles que sur une autre planète.
Boris Georg Grase a seize ans. Ses dessins sont des silhouettes entre-
vues dans une Asie nébuleuse. La bayadère charme l’éléphant dans la
nuit bleue.
Martin Larve-Carcellec collabore avec Henri Ërotte à la Recherche
du mouvement perpétuel. Leur plan utilise la métaphysique et la méca-
nique céleste et ces deux créateurs utilisent la force motrice du sang
des Dieux.
Celui qui signe Carmela a certainement, aux yeux et au cœur, l’amour
le plus dédaigneux du monde. Il aime parce qu’il existe. Mais ses créa-
tures souffrent de son mépris. Dans les arbres, les chèvres et les oiseaux
de la douceur le convient à des besognes salutaires pour l’Avènement
de la légèreté, de la gravité et de l’insouciance.
On divise les démences suivant leurs causes : en démence précoce
(coïncidant avec la puberté), sénile, par intoxication (éther, cocaïne,
morphine, etc...). Par maladie (fièvre typhoïde, méningite, syphilis,
paralysie générale) et traumatique. Suivant les manifestations, on dis-
tingue la démence hébéphrénique ou maniaque, catatonique ou stupide,
paranoïaque ou délirante.
Les documents me manquent pour que je puisse m’étendre sur la
littérature démentielle. Par contre, j’ai sous les yeux de nombreux des-
sins de fous : Gustave Moreau et Odilon Redon il y a trente ans, Gior-
gio de Chirico, Max Ernst, Chagall, Klec, Picabia à notre époque, ont
cherché à créer par la peinture un univers nouveau. Ils obéissaient aux
lois éternelles, qui régissent les mythologies.
PAUL ELUARD
307
Les dieux de jadis, après avoir bouleversé les âmes et institué des
ères prodigieuses, succombèrent au scepticisme. La littérature s’empara
d’eux, et ceux qui maniaient le tonnerre et les flèches devinrent d’ano-
dines allégories. Il faut le reconnaître, la littérature est encore une fois
la grande coupable, et les dieux furent bien morts le jour où le sacri-
lège survécut à son crime. Les sculpteurs et les peintres de la Renais-
sance transformèrent en statues immobiles les démons turbulents du
moyen âge. Malherbe les empoisonna dans ses flatteries et avec Vol-
taire, avec Verlaine, avec Anatole France, les dieux devinrent de
menues chinoiseries sans importance, sans conséquence et sans valeur
autre que celle d’un bibelot de bazar.
Les romantiques avaient essayé de réagir contre cet envahissement des
incompréhensifs et des incrédules. L’épithète de fou se trouva naturel-
lement sous la langue de leurs contemporains pour les qualifier. Dela-
croix, Edgard Poë, Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud et les peintres
déjà nommés n’échappèrent point à cette classification. Désormais, la
folie et la foi sont devenues synonymes et tous ceux qui, de leurs mains
religieuses défrichent des contrées limpides et ténébreuses ont été con-
fondus dans la catégorie des déments.
La parenté est d’ailleurs frappante entre les internés et ces faction-
naires intellectuels. Hommes au langage matois, demandez-leur pour
qui leur fusil est chargé. Ils vous écarteront et vous engageront à vous
éloigner.
Les dessins des fous nous transportent d’emblée et sans complaisance
dans ces villes et ces campagnes où souffle un vent de révélation. Les
visions de cocaïne et de morphine ont à peine un reflet de ces anatomies
charmantes. Voici un art pictural éminemment spirituel. Un fou n es-
saiera jamais de copier une pomme. La vision poétique se superposera
toujours à la réalité, dans la fumée d’une cigarette posée au bord d’une
table, il situera une chute désordonnée de mauvais anges. Le moindre
de leurs tracés vibre d’une émotion intense. Ils ne font rien sans y mettre
808
LE GÉNIE SANS MIROIR
l’intégralité de leurs sens. Quoi de plus touchant que cet amoureux qui,
dans sa folie, représente un androgyne lunatique interrogeant un cœur
percé de deux yeux larmoyants. Quel érotisme plus aigu que la nudité
de cette femme entrevue à peine par la fente d’un ample manteau.
Qu’on me cite une image mystique supérieure à celle de ce Christ, qui
brise sa croix comme un fétu de paille, à ce souterrain qui s’enfonce
vers la sortie. Ouvrez les yeux, je vous en prie, sur les paysages vierges!
Acceptez comme un postulat le principe de la liberté absolue et recon-
naissez, avec, moi, que le monde où vivent les fous n’a pas d’équivalent
à notre époque.
Des complaisances horribles nous permettent de vivre chaque jour
avec ces hommes dont l’haleine sent le vide. Nous invoquons le nom
de Dieu avec autant de facilité que celui d’un concierge. Il en est temps
encore. Dieu est à la porte avec ses clefs de nuages, derrière sa loge
monte l’escalier inconnu. Les sceptiques ne pénètrent pas même dans le
couloir. Ils tirent la sonnette et font des blagues au chat. Nous sommes
encore devant cet écriteau : « Parlez à Dieu », les pieds enracinés,
nous semble-t-il. De temps à autre, des cambrioleurs passent en souriant.
Ils sont plus jolis, plus tendres, plus aimables que des femmes. Quel-
ques-uns sont masqués, tantôt ils passent quand le concierge Dieu a le
dos tourné, tantôt ils livrent de mémorables batailles contre lui et leur
image reflétée dans ses yeux; quand ils ont terrassé leur redoutable
adversaire, ils disparaissent par l’escalier aux marches irrégulières et
nous écoutons longtemps le bruit de leurs pas.
Resterons-nous dans ce couloir?
Hommes de foi, je vous en conjure, en avant! notre cœur ne bat
plus à l’unisson des peuplades qui nous entourent, les splendeurs mo-
dernes, nous les connaissons jusqu’à en vomir; il se fait tard, les rues
sont peuplées de gendarmes et de sergents de ville, nous n’avons pas
sonné en vain, le concierge Dieu a ouvert la porte. Montons chez nous!
Paul Eluard.
Poëmes de Fous
PAU, le 20 Mai 1908.
(Asile St-Luc)
Digne Lourdes,
Nom plein d’orties
Donnant cuisson,
Démangeaison,
De vous connaître,
Parler mieux être;
Quand les cloisons
De noir prison,
Quand les dures chaînes
Ah! quelle veine!
Seront tombées,
Loin rejetées,
8 h.
Auprès de vous.
Le cœur bien doux
De divorcée,
D’hallucinée,
D’une autre enfant,
Très vous aimant,
Viendra puiser
Dans un baiser,
Dans l’expérience
Et dans la science,
Consolation!
Bénédiction!
I
matin
1
310
PAU, le 24 Mai 1908.
(Asile St-Luc)
.— Eh! oui, j’appelle
Mes amis d’ailes,
A toute voix
Milliès Lacroix
Millet-la-croix.
.— Mais pourquoi faire?
.— Répandre l’aire,
Pour les poussins,
Plume à coussins;
Les dindonneaux
Et pigeonneaux;
Les oisillons
Dans corbeillons,
Devenus grands,
Ces bons enfants
Seront portés,
Bien fort bottés,
Au grand marché.
Il faut tâcher
De fort les vendre,
De l’argent prendre;
Demain, bientôt,
Mais au plus tôt;
Le voyageur,
Milliès blagueur,
Viendra chez moi,
Portant la soie;
De beaux lainages.
Dessins tout âge;
Des cotonnades
Blanches parades;
Légers zéphirs
Donnant soupirs;
D’autres gazes! elles
Rayées gazelles!
A tant d’amours,
POEMES DE FOUS
7 h. matin
Peut-on toujours,
En sa présence
Garder prudence?
Ah! l’enchanteur!
Ses yeux d’ardeur,
Sa bouche fine
Vous embobinent!
Il a tant d’âme!
Surtout pour femmes
Simples et pauvres,
Et par trop sobres,
Qu’il voudrait belles;
En pur modèle
De religion
Par conviction!
Portant la croix;
Symbole trois
Des grands vertus
Du bon Jésus :
« Avec grand foi,
Venez à moi,
Tous les petits
Du paradis.
En espérance,
Ayez confiance!
Des jours meilleurs
Sont là; ailleurs; »
Sans jamais fiel,
Dit l’arc en ciel!
Que par bonté,
La charité
Inépuisable
Du grand aimable,
Colore encore,
Malgré l’aurore,
D’autres orages;
Qu’avec courage,
Le grand Ministre;
Sans air sinistre,
Très peu pressé,
Saura chasser!
O! radieux temps des aïeux,
Où êtes-vous? :
Foulés chez nous!
Par gens sans foi
Et sans grand’ lois!
La modestie,
D’Eucharistie,
Du sanctuaire
De ce cher Père,
A Dax venu,
Par tous connus,
En des sermons
Trop en renom,
A grand regret,
Me dit : Assez!
Contente-toi,
Milliès Lacroix,
Du grand baiser,
Bien baptisé,
Des larmes douces
Que l’Adour mousse!
Specimen d'enveloppe de fou.
312
POËMES DE FOUS
PAU, 6 Août 1908.
(Asile St-Luc)
2 h. soir
La nuit, le meilleur conseiller de la terre
Offre à un cœur meurtri qui ne désespère
Grande consolation contre noire grisée
En sa marche le temps peut le cicatriser.
Maître, n’est-il pas, a dit fameux proverbe
Assez puissant pour croître puis sécher l’herbe?
Ça voureux en sa forme est le baume promis
Oit ne peut se résoudre à s’en payer permis.
Ni l’or, ni la grandeur, ni les belles richesses
N’éteignent le doux feu et muette promesse.
Il est parti au loin, sans le suprême adieu
Quand pourrai-je donner ce témoignage pieux?
Un aveu éloquent de ma foi dans la sienne
En réciprocité de son âme en la mienne?
Pied du mur on connaît l’œuvre avec l’artisan.
Avant de le revoir, tu attendras deux ans !
Un courant magnétique le dit à l’hystérique... \
Et durant ces longs mois
Sur lui, pas de nouvelles!
« Nous veillons bien $ur toi,
Sur tes pensées cruelles;
Nous voulons bien savoir
Si tu es digne enfin
De remplir un devoir
Sacré jusqu’à la fin!
Faut-il prêter serment
En plus rudes épreuves?
Devant la mort gaiement
Elle tombe la veuve!
Fidèle à son amour
Elle y sourit toujours.
Si des larmes jaillissent
Parfois dans son hospice
Mais c’est un souvenir
Qui ne peut se bannir!
Accourez émotions
Activez conviction!
Laissez-moi croire aussi
Que tous mes noirs soucis
Au sujet de ma fille
Sont pour elle, rêveurs!
Est-elle encore gentille?
Dites-le en sauveurs
Oh! les frères qu’on aime
Presque autant que lui-même
Malgré abus de force!...
Ecoutez un aveu
De la folle en divorce :
Si la foudre en doux feu
N’eût conduit destinée
Dans la main que la Mère
A choisir, m’a donnée.
J’aurais été bien fière
D’accepter l’un de vous???
Pour un heureux époux.
Cher guide, bon soutien
Et fidèle gardien!
——.■- ..
XXX
7 Août — 8 h. 1/2
Pour ces lignes écrites à la hâte dans le tumulte, interrompue sans cesse par
cris, chants, rires, discours de toutes sortes, on réclame une bienveillance sans
borne. Pour le retard apporté dans la composition de phrases à emphase, on
demande davantage : Clémence complète.
Dieu bon et juste peut-il refuser sa grâce à une pécheresse repentante? On n’ose
s’arrêter à une aussi mauvaise pensée. Mais quelle récompense va-t-il envoyer à
la brebis égarée, désireuse de rentrer au bercail? Le souverain seigneur de toutes
choses, qui connaît même les secrets les plus intimes, n’exige pas l’aveu... prêt
à expirer des lèvres.
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XXX
PAU, le 17 Septembre 1908.
(Asile St-Luc)
Une poète folle hystérique
Dans un asile où un bon frère
Soigne en interne visions magiques
Travaille fort à ne rien faire!
Elle est heureuse pour les tuer,
Les heures longues six mois comptées!
De crocheter des collerettes
De griffonner pensées très bêtes
Cette expression, pardonnez-la
Gentille sœur sans falbalas :
Monsieur Basset?? m'a sans façon
Servi ce plat dans ses leçons.
Je lui en garde un peu rancune
En m'efforçant d’être importune
Et lui impose en châtiment :
Le don forcé de parements
En points filet et fil d'Alsace
Ils sont offerts avec sa grâce
Car ne faut-il la rendre heureuse
Sa chère sœur peu vaniteuse?
Ah! de dorures et dentelles,
Elle se passe ayant les ailes,
De l'ange pur doué par fée
Incomparable en sa beauté.
Elle lui a donné jeunesse
Qui survivra dans sa vieillesse;
Au fond du cœur elle y a mis
Fière bonté sans ennemis!
Celle qui procure les douces joies
Et répand le bonheur autour de soi,
Au loin, tout près, dans la demeure
Le soir, matin et à tout heure.
Oh! le mari que vous destine
La Providence se devine
Il symbolisera l’Amour
Peu matériel durant toujours!
Parfaite union, Hugo l'a dit
De l'âme ici, en paradis
m
--------------------------------------------------------------------------------------------- i
$16 POEMES DE FOUS
Celle que jamais rien n’altère
Même l’enfer, gaz délétères.
Elle subsiste dans la tombe,
A sa vertu l’on ne succombe
Et que de force on y puise en roc
Pour supporter les plus violents chocs!
Rudes épreuves de la vie
Sourdes douleurs que l’on envie
Ne donnez vous cette espérance :
Un avenir fait de patience?
Où en voyant Dieu l’étemel
On jouira du solennel
Bonheur que je vous souhaite
Dans l’atmosphère modeste
D’un familial sans domestique
Où tout est rêve poétique!
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\ I
TRISTAN TZARA
819
FAITES VOS JEUX
LE FAUX PIÈGE
XI. — Deux réactions brutales à des apparences trompeuses.
Je ne sais plus par quelle manœuvre de prétextes réciproques je me
trouvai dans sa chambre. Je l’avais connue modèle chez des peintres
parmi lesquels je me plaisais à perdre mes heures en esquissant des idées
qui tardaient à se montrer. Elle était petite, son visage était laid malgré
ses traits fins et réguliers. Ses cheveux coupés accentuaient la trop grande
distance entre les yeux, ce qui donnait à son visage un caractère absurde,
souriant et mongol. Elle était très au courant de la littérature et de
l’art, car elle savait s’en informer aux sources mêmes; je ne faisais qu’un
anneau de plus à la chaîne de sa vaste documentation. Son esprit était
vif, et, saisissant au vol les trapézistes qu’étaient les mots, elle dosait
assez bien leur degré d’obscurité pour combiner des propos parfois
inattendus dans le vaste espace entre les cordes tendues parmi lesquelles
le déclin de son corps se faufilait adroitement.
Quatre jours pendant lesquels elle put suivre le fonctionnement de
mon cerveau, me suffirent à connaître le désordre de robes, de tasses,
de livres, de chaussures, de bouteilles, de restes de repas et de systèmes
philosophiques qui compose la « vie d’artiste », — l’orgueil qu’elle
820
FAITES VOS JEUX
nommait affranchissement ou liberté, mais qui liait affreusement sa vie
aux maigres proportions d’une jalousie compliquée de petite littérature.
Je devais d’ailleurs mon aventure à sa peur de voir sa rivale m’engager
comme Pégase pour ses sentiments embourbés, trop souvent livrés au
public.
— Attendez-moi, lui dis-je en passant devant la maison où j’habitais,
je vais monter pour prendre mes lettres.
— Rejoignez-moi au café, me dit-elle.
Je n’y allai pas. Et notre histoire prit fin. Nous nous revîmes plus
tard, mais elle ne me parla jamais du rendez-vous manqué. Dès ce
moment je compris l’avantage qu’il y a à mettre fin de sa propre et
consciente initiative aux liaisons galantes qui ne sont qu’un combat de
supériorités et d’utilités adverses.
Elle se serait certainement servi plus tard du droit que lui donnait sur
moi cette factice intimité, si elle n’avait pas dû quitter la ville pour suivre
un riche étranger que par un tour de prestidigitation, elle épousa. Et pour
ce tour et pour son départ, mes applaudissements enthousiastes valurent
la chaleureuse attention de mon cœur.
0
L’autre avait 26 ans, une réserve minutieuse, pudique, de candeur
que sa jeunesse passée en Angleterre lui inocula, irrémédiablement,
dans les veines derrière lesquelles se traînaient péniblement les routes de
sa vie. Qu’on s’imagine l’auteur en compagnie de cette charmante per-
sonne dans une barque, traçant des rides liquides sur le lac, pendant une
fête qui avait remué la ville, essayant de se faire entendre malgré l’or-
chestre qui dominait les cris multiples, la joie accroupie dans l’espace
entre la barque et le débarcadère. Je ramais en face d’elle et m’inté-
ressais à ses conditions biographiques ainsi qu’à celles de son charme
que j’envisageais à la lumière du lampion. Les faits passés dans
sa vie étaient simples, presque enfantins, leur beauté grandissait avec
mon désir de la connaître plus intimement. C’était tellement simple et
TRISTAN TZARA
321
charmant qu’elle n’avait pas besoin de mentir, ce qui certainement est
un défaut pour des personnes compliquées comme moi, vivant de chaos
et de clarté.
Tant de ses propres habitudes de penser, de mots qu’on incruste avec
des boutons de sonnettes électriques dans son être, prolongent leur vie
dans celle de la femme qu’on tient devant l’objectif du cœur, en
pleine lumière sous le réflecteur, embellie par Tardent velours des rayons,
étrangement lumineuse!
Croyant avoir enfin trouvé la tranquillité rêvée, je voulus la voir
plus souvent. En très peu de jours, mon désir se distilla comme l’alcool,
mais je le dissimulai dans des calculs sournois et sans scrupules. Ma
tactique changea de direction, adroitement, et je me dois la posthume
félicitation de l’avoir peu à peu amenée, sans qu’elle s’en aperçût, à
la conscience du mal que lui faisait sa virginité.
Pour la première fois, après trois semaines, elle vint chez moi dans la
soirée. J’eus une espèce de frénésie à la déshabiller, mais peut-être eus-je
tort de trop regarder son corps, si longuement guetté par mes sens,
habillé d’un gant trop parfait, la peau tendue et brillante. Pour elle
tout restait simple et répondait à la claire nécessité que sa chair avait
choisie. Trop simple même, car, la sachant pudique (et ne voulant pas
me voir, même à travers ses yeux, dans le rôle d’un boucher acharné à
son horrible labeur), je voulus éteindre la lumière. Avec son rire sémil-
lant elle me pria de ne pas le faire. Je puis comprendre maintenant son
désir d’éclairer ses responsabilités. Mais à ce moment toute sa fausse
pudicité se réveilla amassée en moi (troublée par un démon chimique),
et l’idée qu’elle fût à un tel point hypocrite, me poussa à lui ordonner de
s’habiller. Je la mis presque à la porte avec la férocité qui sauve quand
on est incapable d’expliquer ce que soi-même on ne comprend pas. Elle
ne comprit pas non plus mon insolent silence, ni la lettre que je lui
envoyai et qui était une épave d’un lointain voyage échoué, car de ma
part c’était de la honte que pour ma commodité morale je transformai
en haine et en dégoût.
—
" ■
322 î'AITES VOS JËÜX
J’étais peut-être une clef qui ne pouvait s’adapter à la tonalité de son
étroite et trop candide chanson, à la formule secrète n’ouvrant qu’aux
purs et aux ingénus cette douce loi qui, enroulée dans le coussin de son
auréole, se perpétue jusqu’à l’essence même de l’amour.
Le souvenir de ton nom, Hélène, se laisse choir aujourd’hui dans
mes mains ouvertes comme un grain molléculaire de soie passé à travers
la serrure des fleurs, pleurant en longues chevelures végétales le gou-
vernail où une autre main mystérieuse et impitoyable s’implanta, impo-
sant sa brusque autorité.
Voilà comment se venge de lui-même un esprit torturé d’amour, qui
se sert de perfides imaginations envers une femme qui mériterait mieux.
Quand le rideau tombe et qu’on reste nu avec ses instincts et sa fraî-
cheur, la nuit que vous aviez machinée en vous se révolte et vous jette
brutalement dehors, dans le laboratoire des reproches et des détestables
discussions psychologiques.
LA TÊTE A SURPRISES
XII. — Et l'homme qui s'efface.
L’heure me fuyait entre les doigts. Le soleil collait — un baiser de
lumière — le timbre-poste de rigueur sur ses cartes postales circulant à
travers le monde : les piétons impénétrables. Leur anonymat est une
solide carapace, leur vie est une visite officielle ou incognito, la colonne
indéfinie et ondoyante, vertébrée et noire, bouge lentement sur le dos de
sable d’un vaste terrain propice aux serpents. Que cela se répétât d’une
génération à l'autre, qui aurait des mots assez définitifs pour s’en avouer
la vanité?
Je poursuivais des yeux un passant. Il traversait la rue. Je ne le
connais pas. S’il me disait ses raisons et même si le calcul qu’il se faisait
était exact, je ne pourrais croire ni à l’utilité ni à la stabilité de sa factice
combinaison. Elle est faite d’adroites excuses à l’oubli du temps.
Ainsi courent dans chaque ville des milliers d’hommes, en grinçant
TRISTAN TZARA
323
des dents, en gesticulant, en riant ou en se bousculant, autour d’un centre
de préoccupations auquel ils prêtent, comme les usuriers, la suprême
importance.
L’heure me fuyait entre les doigts. J’étais riche de soleil et je connais-
sais la volupté de dépenser facilement. D’une fenêtre ouverte on jetait,
comme des sous, aux passants, des notes claires de musique gaie et gra-
tuite. Les employés qui retournaient à leur travail d’après-midi s’en rem-
plissaient bien les poches du souvenir. Le spectacle m’amusait. Je mesu-
rais de mon balcon leur lyrique regret.
A ce moment on frappa à la porte.
Mania entra.
0
Mon étonnement fut grand. Elle s’y attendait et commença tout
de suite à parler. Je me refusais à voir en moi l’objet de son attraction.
Je me contentais apparemment de ses raisons qui étaient d’ordre mé-
dical et me semblaient suspectes. Mais une idée m’obsédait : pourquoi
était-elle venue chez moi? Evidemment, parce qu’elle ne connaissait
personne d’autre dans cette ville et que j’aurais pu lui être utile. Elle
connaissait pourtant mon ami qui était aussi un ami de T. B..., mais elle
ne tenait pas à le voir, cet homme lui était désagréable, disait-elle
(ayant deviné, avec la vitesse qui caractérisait sa sensibilité, l’aversion
que j’avais pour lui).
En quelques jours, elle finit de s’installer, de se créer une atmosphère
propice à la suie de sa tristesse, à ce ferment qu’elle savait répandre
autour d’elle comme une maladie contagieuse. Mais quelle ne fut pas ma
surprise de voir qu’en très peu de temps elle lia une amitié fort joyeuse
avec plusieurs personnes de la même pension. Elle s’excusa de ce qu’elle
nommait sa frivolité, en disant qu’elle était forcée de jouer cette comé-
die derrière laquelle on ne soupçonnerait pas la réalité, qu’elle prenait,
avec son habituelle exagération, pour une déchéance.
Alors vint le grand débat, devant lequel je m’efforçais de garder
324 FAITES VOS JEUX
la juste indifférence d’un ami pourtant intéressé, et au fond très curieux.
Mania me dit que la liaison entre elle et T. B... était due à sa maladie.
T. B... aurait profité d’une de ses crises, pendant qu’ils étaient chez
nous à la campagne. J’avais raison de me méfier. Elle m’assurait qu’elle
le détestait. Au cours de ses crises, j’apprenais des détails qui me stupé-
fiaient. Et c’est ainsi qu’elle réussit à troubler mon jugement. Je me
forçais à ne pas réagir ouvertement devant mes émotions et à charger de
ménagements les affirmations de ma personnalité.
Un voile dense m’enveloppait déjà et toutes mes sensations rico-
chaient à l’intérieur de moi-même, établissant des couches chronolo-
giques de sentiments comme les ères successives de l’histoire de la terre
ont laissé des traces impérissables dans le sol.
LA TÊTE TENTACULAIRE
XIII. — Ou la voluptueuse habileté des vignes et le mensonge.
Sous l’ombre lente, les pierres vivent d’un reflet familial et l’expres-
sion que prennent leurs contusions s’enchaîne au sourire des plages, aux
indolences de la blancheur.
Sous l’ombre lente, les amis se disent les plaisirs qui sonnent dans
le porte-monnaie du cœur, là où les fines expériences lèchent les avan-
tages d’une stupide animalité dans un port accueillant.
Sous l’ombre lente, on déjeune de fraîcheur, on saute de ville en ville
avec les nouvelles des journaux, à chaque histoire on plonge dans un vin
imaginaire, et parmi les perçantes annonces de la chair qui revient, on
est sûr de discerner la plus ample et adéquate forme de satisfaction.
Sous l’ombre lente, je regarde la vigne et son fruit d’ombre lente.
La vigne s’allonge et rampe, ses doubles tentacules implantent leurs
ongles dans le bois frais de l’arbre, font un nœud, se rencontrent avec
d’autres tentacules et se lient à la branche. D’autres mains sont envoyées
dans la même direction. Le vent soufflant dans les voiles déployées des
feuilles, les aide souvent à trouver dans leurs tâtonnements, la branche
TRISTAN TZARA
325
compliquée et solide à laquelle la plante fortifie son attachement. Quand
la tige est devenue solide, ce qui fut flexible et ficelle est abandonné par
la sève, se rouille et se durcit comme le fil de fer. La vigne pousse et
continue son chemin. Son chemin. Car si vous voulez la ramener vers
une autre route, ses ongles ne s’y attachent que pendant peu de temps
et quittent l’endroit arbitraire. J’ai essayé d’accrocher à des tentacules un
léger morceau de bois qu’elles soutenaient de leurs ongles chaque fois pen-
dant quelques minutes et l’abandonnaient ensuite. Mais quand la plante
se fut impatientée, ces deux paires de tentacules, quoique fraîches et
vertes, me restèrent dans la main. Essayez de couper une de ses solides
attaches pour détourner son chemin. La plante se fâche et refuse
d’employer les facultés de ses ongles.
Ainsi rampe la vigne et se développe selon un minimum d’instinct,
s’accrochant au passage, à l’infini des branches, pour son seul but et
pour ses directions, celles qui lui furent destinées par le golfe de terre
claire, gonflé au sein du soleil auquel elle tette un peu d’indiscutable et
d’insatiable vie.
Comme les abeilles et comme les rames battant l’eau, les femmes tra-
vaillent l’air avec des gestes agressifs et agiles, mettant du désordre dans
les hommes et de l’ordre dans les maisons — cet alphabet solide des
villes avec lequel s’inscrit l’amour sur le fronton de leur valeur.
0
Je rampais aussi à tâtons — petite boule noire, œil clair de la volupté
— sur les chemins de neige dans l’immense paysage du cerveau.
Mania me conviait à passer chez elle mes après-midi. L’obscurité de
sa chambre, la musique qu’elle aimait, les longues discussions à voix
basse qui finissaient comme une phrase trop longue par un état de rêve
moisi, me moulèrent petit à petit dans cette matière qu’elle voulait obte-
nir de moi, de sorte que je ne pus passer une heure sans penser à elle,
mais me trouver chez elle m’ennuyait si fort que je me promettais de
mettre fin à ces visites assidues.
826
FAITES VOS JEUX
Un soir nous allâmes écouter un concert dans une église. Tout décor
imprévu agissait sur son état, elle s’endormit et me fit des confidences.
Elle était partie, disait-elle, parce qu’elle était enceinte. Une religieuse
jouait dans son voyage un rôle que je n’arrivais pas à éclaircir. Il était
aussi question d’un revolver qu’elle aurait porté sur elle et qu’elle aurait
jeté du train. Mais son rêve se dissipa et je fis semblant de ne rien
savoir. Elle me demandait souvent, après ses crises, si ce qu’elle venait
de dire n’était pas de nature à la compromettre, je la rassurais toujours.
Cette fois elle mit tellement d’insistance que je supposai qu’elle avait
menti. Et dans cette atmosphère de doute et de présomptions, je cueillais
des détails rares et n’arrivais pas à coordonner leur existence dans un
organisme réel. La lente exaspération de ma curiosité et de mes nerfs
m’amena un soir à lui dire avec des larmes que j’étais malheureux, ce qui,
si c’était vrai, n’avait pas de cause précise. Pour appuyer cela (peut-
être aussi pour me rendre l’affirmation valable) je racontai, par lam-
beaux de phrases, que j’étais amoureux d’une jeune pianiste — je
voyais Hélène transformée pour les circonstances, — que son père ne
voulait pas me la donner en mariage, qu’un soir, le voyant debout sur
une pierre au bord du lac, je l’avais jeté dans le flot, qu’ayant fui, je
ne savais pas s’il était encore vivant, mais que, en tout cas, la jeune
fille était morte peu de temps après. La mort étant la seule formule
dont on ne peut rien dire, on pleure. C’est absurde, mais c’est l’unique
réponse à l’écho sourd de l’autre grande et impénétrable absurdité.
Comment ai-je pu tant mentir? Comment pouvais-je ne pas m’aper-
cevoir que ce drame manquait d’invention et de réalité? Ma naïve ado-
lescence demandait que je répondisse par quelque aventure à la vie
tragique de Mania. J’étais à ses genoux, elle me caressait. Je l’enlaçais
et à mesure que mon récit avançait je me sentais plus près d’elle. Je ne
me rendais plus compte que je mentais, mais l’approche, à l’aggravation
de mes malheurs fictifs, devenait plus intime; je me mentais si bien à
moi-même que je pleurais à chaudes larmes, un mensonge entraînant
l’autre, ils s’étageaient sans un autre ordre que celui d’une architecture
TRISTAN TZARA
327
verbale et arbitraire et sans que je pusse en contrôler la logique. Mania
me consolait en fermant les yeux, pour ne pas me faire rougir, et comme
maintenant je tenais à ce qu’elle ne s’en aperçût pas, j’augmentais en
gravité le rêve que j’inventais.
Notre jeunesse eut le dernier mot ce soir-là : le mensonge, presque
avoué par sa grossièreté même, nous confirma la relative tranquillité
que donne la tête enfoncée dans le sable du rêve quand on accepte
lâchement l’hypothétique inversion, celle que personne ne voit en vous si
vous fermez les yeux, et que, par conséquent, tout est permis. La raison,
comme la vigne, tient à de plus profondes racines d’habitudes. Le désir
sait si facilement s’attribuer les excuses opportunes, les accoutrements
des drames historiques, les risques contenus dans les dernières minutes
des naufragés, quand il veut réussir, que l’illusion devient aussi parfaite
que dans les procédés d’optique.
Mania, je te vois perdue dans la réalité, agitant des S.O.S. déses-
pérés, après avoir fui T. B., dégoûtée à l’idée que toute ta vie tu devrais
rester victime de quelqu’un, que des hommes sans cœur puissent encore
arborer une victoire sur l’amas de misères que tu étais, et quoique ta
fierté se soit durcie, je ne puis empêcher qu’avec tant de choses que je
sentais pour toi, ce ne soit ma pitié qui t’accompagne et conduise tes actes
et te montre les rues, les fleuves et les maisons.
Mais un destin plus acide nous guettait. Il se tenait caché derrière la
tête de Mania. Et il a agi jusqu’aux dernières brûlures que nous pou-
vions supporter. Car il ne faut jamais s’opposer aux difficultés qu’on
sent venir. Elles anéantissent et purifient. C’est le seul courage des lâches
comme la propreté est le luxe des pauvres. Quel prophète, quelle
chanson nous fera comprendre qu’on n’est riche que de sa vie? Alors
seulement le savon du cœur pourra laver les pourritures, les linges sales,
les confusions et les monstruosités dont s’honore avec fracas l’apparente
gaîté des hommes.
(A suivre.)
Tristan Tzara.
ERIK SATIE
829
CHRONIQUE MUSICALE
(« Æétnoires (fun amnésique » — fragment)
RECOINS DE MA VIE
L’origine des Satie remonte, peut-être, aux temps les
plus reculés. Oui... Là-dessus, je ne puis rien affirmer —
ni infirmer, du reste...
Cependant, je suppose que cette famille n’appartenait
pas à la Noblesse (même du Pape); que ses membres
étaient de bons et modestes corvéables à merci, ce qui,
autrefois, était un honneur et un plaisir {pour Le bon
seigneur du corvéable, bien entendu). Oui...
Ce que firent les Satie lors de la Guerre de Cent ans,
je l’ignore ; je n'ai, non plus, aucun renseignement sur
leur attitude et sur la part qu’ils prirent à celle de Trente
ans (une de nos plus belles guerres).
Que la mémoire de mes vieux ascendants repose en
paix. Oui...
Passons. Je reviendrai sur ce sujet.
0
Pour ce qui est de moi, je suis né à Honfleur {Calvados),
arrondissement de Pont-l’Evêque, le 17 mai 1866... Me
voici donc quinquagénaire, ce qui est un titre comme un
autre.
380
CHRONIQUE MUSICALE
Honfleur est une petite ville qu’arrosent ensemble —
et de connivence — les flots poétiques de la Seine et ceux
tumultueux de la Alanclie. Ses habitants (ho nfte lirai J) sont
très polis et très aimables. Oui...
Je restai dans cette cité jusqu’à l’âge de douze ans
(1878) et vins me fixer à Paris... J’eus une enfance et une
adolescence quelconques — sans traits dignes d’être
relatés dans de sérieux écrits. Aussi, n’en parlerai-je pas.
Passons. Je reviendrai sur ce sujet.
a
Je grille d’envie de vous donner, ici, mon signalement
(énumération de mes partieutarités physiques — celtes dont je
puis honnêtement parier, évidemment) :... Cheveux et sourcils
châtain foncé ; yeux gris (pommetés, probabtement) ; front
couvert ; nez long ; bouche moyenne ; menton large ;
visage ovale. Taille: 1 mètre 67 centimètres.
Ce document signalétique date de 1887, époque où je
fis mon volontariat au 33e régiment d’infanterie à Arras
(Pas-de-Catais). Il ne pourrait me servir aujourd’hui.
Je regrette de ne pas vous montrer mes empreintes
digitales (de doigts). Oui. Je ne les ai pas sur moi, et ces
reproductions spéciales ne sont pas belles à voir (etles
ressembient à V'uiLtermoz et à Latoy réunis).
Passons. Je reviendrai sur ce sujet.
a
Après une assez courte adolescence, je devins un
jeune homme ordinairement potable, pas plus. C’est à ce
moment de ma vie que je commençai à penser et à écrire
musicalement. Oui.
Fâcheuse idée !... très fâcheuse idée !...
ERIK SATIE
331
En effet, car je ne tardai pas à faire usage d une
originalité (originale) déplaisante, hors de propos, anti-
française, contre-nature, etc...
Alors, la vie fut pour moi tellement intenable, que je
résolus de me retirer dans mes terres et de passer mes
jours dans une tour d’ivoire — ou dun autre métal
(métallique).
C’est ainsi que je pris goût pour la misanthropie; que
je cultivai l’hypocondrie; et que je fus le plus mélan-
colique (de plomb) des humains. Je faisais peine à voir —
même avec un lorgnon en or contrôlé. Oui.
Et tout cela m’est advenu par la faute de la Musique.
Cet art m’a fait plus de mal que de bien, lui : il m’a
brouillé avec nombre de gens de qualité, fort honorables,
plus que distingués, très « comme il faut. »
Passons. Je reviendrai sur ce sujet.
0
Personnellement, je ne suis ni bon ni mauvais. J’oscille,
puis-je dire. Aussi, n’ai-je jamais fait réellement de mal
à quiconque — ni de bien, au surplus.
Toutefois, j’ai beaucoup d’ennemis — de fidèles enne-
mis, naturellement. Pourquoi? Cela tient à ce que, pour
la plupart, ils ne me connaissent pas — ou ne me
connaissent que de seconde main, par ouï-dire (des men-
songes plus que menteurs), en somme.
L’homme ne peut être parfait. Je ne leur en veux
nullement : ils sont les premières victimes de leur incons-
cience et de leur manque de perspicacité... Pauvres gens !...
Aussi, les plains-je.
Passons. Je reviendrai sur ce sujet.
Erik SATIE.
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384
LE ROMAN
feuilles ibres
LE ROMAN
LEWIS ET IRENE, par Paul Æo,and, (Bernard Grasset édit.).
Modifiant son parcours favori, Paul Morand s'est essayé sur la
longueur du roman. Il s'agissait de retenir son souffle, de freiner sans
cesse pour conserver un mouvement uniforme au récit, d'apparier deux
silhouettes et de les faire jouer l’une sur l’autre (au lieu d’en élire une et
de laisser l’aventure et le milieu la gonfler jusqu’au “type"). A ces points
de vue, Lewis et Irène sont une réussite. Néanmoins, cette réussite
me gêne, un peu comme un échec. Certains auteurs gagnent à la
preuve qu’ils ne sont pas capables de tout. Cette preuve-là Morand
mettra longtemps à nous la donner. Sa souplesse se joue de tous les
obstacles. Il a voulu écrire un roman. Ce dernier saut de haie corres-
pondait sans doute au désir d'une estimation plus complète. La mode
qu’il a toujours si joliment malmenée, tout en la servant, l’a entraîné
cette fois sur une piste tendre et facile où les fleurs vous cernent à
l'arrivée. Encore faut-il avoir le cœur solide.
Le grand reproche que je ferai à Lewis et Irène c'est une absence de
rayonnement et de pédale. Le théorème sentimental y est démontré
à l'aide de mots chiffrés et de formules. Il semble que ce soit Morand
le banquier et Lewis le poète. Or, le malentendu de ces deux cœurs
séparés par une même passion des affaires comportait plus de détours
et de découvertes. Il y avait, derrière la nouveauté du sujet, quelque
chose d’inactuel, de replié, qui n’est guère jusqu’ici le fait de Morand,
et qu’il a laissé dans l’ombre. Cette façon sportive de poser, de nouer
et de dénouer un problème, somme toute subtil, nous oblige à tenir
pour une longue nouvelle un récit dont la donnée est pourtant celle
d'un roman. Dans l’homme d’affaires, Morand a très bien vu les
affaires, assez peu l’homme. Sans doute, le voulait-il ainsi. Mais une
équivoque en résulte, où le plaisir s'épuise dans l'attente ou en de
délicieux menus acomptes.
D’autre part, ce qu’il y avait d'irrésistible et d'excessif dans la fan-
taisie de Morand est ici contrôlé, trié, dosé. Une belle courbe, n’est-ce
pas? doit se tracer sans reprise. A chaque page le romancier dépiste
le flair du conteur, lui impose un choix et des limites. Les images qu’il
laisse passer semblent d’une brutalité sèche et un peu contrainte : le
mouvement de tobbogan manque, qui les emportait naguère. Que nous
sommes loin de la vitesse à laquelle Morand bouclait la destinée du poète
O'Patah ou fixait l'image d’Aïno sur la glace sentimentale de Finlande!.
Ces réserves, je les fais parce que Morand change son jeu, essaie
d’autres cartes et qu’une tentative prend vite la forme d'une habitude.
Elles ne valent que par rapport à lui. Mais Ouvert La nuit et Fermé la
336
LE ROMAN
LES FRERES KARAMAZOV, par Fiodor Dostoïevski (Ed. Bossard)
Il sied de ne rien ajouter à ce qu’André Gide a dit sur Dostoïevski.
Son livre est l'étude la plus profonde, la recherche la plus vivante qui,
non seulement, existent de l'œuvre du Russe, mais qui se puissent
encore concevoir. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui, jusqu’à pré-
sent, avaient/ à défaut du texte original, lu Dostoïevski dans cette
traduction allemande dont Gide nous entretient.
Un soir, Jean Kessel, qui est misse (et dont nous attendons ce livre
sur Tolstoï vers lequel sa ferveur passionnée le porte), me disait: «Les
Karamazov sont un livre incomparable, complètement inconnu des
Français. On parle d’une traduction intégrale qui va enfin vous le
révéler.»
Proust qui, avec Gide, était celui pour qui Dostoïevski avait le sens
le plus riche (Muichkine hantait véritablenent son esprit, comme
Stravoguine celui de Gide. Combien de fois n'avons nous pas senti la
mince silhouette du prince à nos côtés dans la chambre de liège, mais
ceux qui n'ont pas approché Marcel ne peuvent pas connaître ces
heures inouïes durant lesquelles un charme opérait!) Proust eût placé
à ce chevet où il a bien fallu renoncer à se rendre, auprès de son
Saint-Simon et de l'Idiot, ces trois volumes annoncés plus haut et dont
tout admirateur de Dostoïevski ne saurait désormais se passer.
ATTIRANCE DE LA MORT, par Jacques Sindral, (B. Grasset, édit.)
Jacques Sindral ne nous a pas montré, jusqu’ici, un tempérament de
créateur. C'est avant tout d'un intellectuel qu'il s'agit. Il n'en a
jamais fini de penser, de penser toujours, de penser encore. On peut
lui appliquer justement la formule grâce à laquelle il trace, dans son
dernier livre, le caractère du prieur dont il fait un portrait précis :
Jacques porel
837
« Il ne prend jamais la vie au sérieux, et la pensée toujours » ou
encore celle-ci : «Sans doute il ne se sert que de son intelligence, mais
elle supplée à tout le reste comme les sens limités d'un aveugle.»
Sindral nous fait entrer véritablement dans l'intimité d'une pensée.
Sans aucune timidité, il a voulu pousser son entreprise jusqu'à l'extrême.
Bien lui en a pris. Autrement il échouait, au lieu qu’il a su ainsi, loin
des expressions coutumières de la sensibilité, de l'instinct, créer une
atmosphère romanesque dans la nudité même de l'esprit.
Je connais peu d’œuvres d’imagination où une si petite place soit
faite à la sensation pure. Sindral ne commence à s’intéresser qu'à la
perception, et seul, le mécanisme de l'intelligence l’attire pleinement.
Il parvient à nous entraîner dans ce drame et c'est avec un intérêt
croissant que nous suivons cette aventure intellectuelle, ce roman du
cerveau qu’il nous raconte.
Attirance de La Æort dont la faiblesse essentielle est d’être un défi à la
vie (mais son but n'est-il pas précisément l'investigation de cet au-delà
qu’est déjà la pensée humaine?) a le privilège de certains livres, assez
rares, somme toute, de nous rendre plus intelligents. Ou, du moins,
de nous ramener dans le plan de l'intelligence en nous donnant la
bienfaisante illusion d'une marche incessante de l'esprit.
C’est le livre du corps malade, du corps déchu, au-dessus duquel
rayonne sans cesse cette lucidité spirituelle si proche de la folie.
On voit tout de suite le danger couru par un tel ouvrage : il est
fermé à double tour. Même en faveur de l'amour, cette provisoire et
vaine démonstration, ne se soulève pas un instant le couvercle de ce
vase clos. Face à face de deux âmes, pénétration de deux esprits. Pas
une seule fois, des êtres ne vivent devant nous, ne nous montrent leurs
nerfs, leurs muscles, leur sang. Nous ne quittons jamais le spectacle de
leur substance grise.
Cet hermétisme n’annihile pas en Sindral un don réel d'observation.
Quand il parvient à s'en échapper, on dirait même que son œil
n'en est que plus pénétrant. Les deux portraits de femmes que le prieur
conserve dans sa cellule, sont d’une touche parfaite ainsi que toute la
description du couvent, de sa règle et de son chef. Par là, Sindral
consent à être un romancier.
Ce livre a, enfin, le visage modeste et digne des tentatives élevées qui
laissent aux recherches plus vaines, par conséquent plus prétentieuses*
338
LE ROMAN
ces airs de fausse séduction qui rendent insupportable certaine partie
de la littérature actuelle.
Sa forme est sobre, obéissante. Malgré une tendance à s’éloigner
de la simplicité en s’élevant vers la grandeur, ce style n'est entaché
d'aucun verbalisme et reste le langage bien articulé de l'intelligence.
Parmi tant de témoignages divers que nous livrent les imaginations
et les sensibilités contemporaines il faut faire une place à part à ce
très jeune écrivain qu’une gravité précoce, une intelligence perpétuelle-
ment attentive et une méditation d'une exceptionnelle richesse font l’un
des esprits le plus fortement retranchés en eux-mêmes de ce temps.
Jacques POREL
À LA DÉRIVE, par Philippe SoupauU (Férenczi).
Les livres de Philippe Soupault coulent d'un seul jet, plutôt torrents
que rivières, parfois cascades, parfois aussi jeux d'eau pour jardins
artificiels et littéraires. L'auteur s’y embarque à la première page, il
ne connaît pas sa route, il ne s’en inquiète pas ; il est comme on disait
aux temps romantiques, une force qui va. S'il lui arrive de passer entre
des rives limoneuses, ou de s'attarder à pêcher pour ses collections
particulières des poissons rares et peu comestibles, nous le recon-
naissons toujours : c’est le même frémissement, la même ardeur, le
même lyrisme.
Philippe Soupault est un écrivain lyrique ; tout ce qu'il fait participe
de la création d’un poète ; son nouveau livre le montre mieux encore
que le Bon Apôtre. Je ne voudrais pas que l’on prît cette constatation
pour un faux compliment, car l'habitude s’est formée, appuyée sur
quelques illustres exemples, de penser qu'un poète ne peut être un bon
romancier. Qu’on me permette donc quelques remarques.
MARCEL ARLAND
339
A La Dérive marque un progrès très net de Soupault dans le
métier de romancier ; l’action en est rapide, pressée, le récit toujours
intéressant ; peu de longueur ; la phrase est brève et nerveuse ; c'est
un perpétuel jaillissement ; voici un livre qui n’est jamais vulgaire. On
y trouve un des deux éléments d'un grand roman : un caractère original
et pourtant représentatif. Il y manque le second : une intrigue puis-
sante, où ce caractère nous séduise et s’affirme sans s’éparpiller.
Peut-être apparaîtrai-je bien théoricien ; depuis quelques années, c'est
devenu une mode, de négliger le sujet, le drame, de s’en moquer, de ne
juger digne d'estime que les livres qui s'en passent. Je ne nie pas que
certains de ces livres n'aient leur charme ; mais ils l'ont malgré l'ab-
sence du sujet, non pas à cause d'elle ; et s'il nous intéressent, ce n'est
pas au titre de romans. Or l'évolution suivie par Philippe Soupault
depuis ses premières œuvres jusqu’à celle-ci montre clairement que,
même en acceptant ces règles grâce auxquelles un roman donne toute
sa force, il conservera son originalité.
Ce n’est pas à dire que le roman ait sa formule ne varietur ; il est
devenu aujourd'hui le moyen d'expression le moins imparfait; sa
souplesse le rend apte à dépeindre les pires violences comme les
scrupules les plus délicats; il est un miroir et un moyen d'action, une
distraction et une nécessité ; le vingtième siècle est le siècle du roman.
Mais autant de romanciers, autant de conceptions différentes du
roman; il y faut un minimum de règles : sont-elles observées, c'est alors
qu'on voit apparaître de nouveaux visages, tout aussi naturels que
ceux auxquels nous étions accoutumés, mais particuliers et plus émou-
vants peut-être, car nous n’en soupçonnons pas la possibilité. Je ne
serais pas étonné que Philippe Soupault reculât ainsi les limites du
roman. C’est parmi sa génération l’un des deux ou trois esprits les plus
remarquables, un de ceux chez qui le lyrisme n'a pas supprimé la
lucidité.
Marcel ARLAND,
—
- ——
T®
340 LE ROMAN
TERRES ETRANGERES, par Marcel Arland (Nouvelle Revue
Française)
Marcel Arland me donna un petit livre et nous allâmes tous deux
au Ciné-Opéra voir un film systématiquement chaotique intitulé sans
modestie Crime et Châtiment, où des maisons de guingois abritaient des
crimes sans mystère et des tourments sans grandeur. Je me rappelai
que Dostoïevski fait errer entre des bâtisses droites et plates, le jeune
étudiant avant et après l'assassinat, et, parce que certain ordre est dans
la ville, le tumulte se fait plus exaspéré dans son âme.
Que Marcel Arland m'excuse de ce préambule, mais lassé du bric à
brac trop bien combiné — dont le cosmopolitisme d'ailleurs est l'un des
aspects — j'avais besoin de maudire certains disciples, certains adapta-
teurs, comme on dit dans les studios et les coulisses, pour mieux aimer
l'ardeur et la simplicité des visages qui ont la vraie, la seule beauté de
l'inquiétude.
De Racine à Gide est longue la galerie de ceux que torturèrent
l'amour, l'angoisse du cœur, et le mal de l'intelligence. Or le désespoir
n'a point cassé leur nez, tailladé leurs joues et mis leurs maisons cul par
dessus tête ; c'est de l’intérieur que la souffrance et la tentation éclai-
rent leurs yeux ; on peut parler de flamme ; il n’y a en eux, ni autour
d'eux, rien de cette extravagance qui fait si pâles les plus sombres et
plus humaines tragédies de l'âme.
Marcel Arland aime Racine; je sais qu'il y a trois ans Marcel Arland
aimait Marivaux ; Marcel Arland aime André Gide, ne le cache point
et certains qui liront Terres Étrangères le lui reprocheront peut-être.
Pour moi je veux d’abord me réjouir qu’un jeune écrivain n'ait pas
embelli (façon de parler) sa première œuvre des petits procédés bien
modernes, d’un usage si facile et si sûr.
RENÉ CREVEL
341
En lisant Terres Étrangères j’ai pensé à Gide, mais au Gide tragique
de YImmoraliste ; je ne sais s’il y a simple rencontre ; en tous cas je
ne parlerai point d’influence mais de communion. Ce sont les idées d'un
homme qui hantent Marcel Arland, et non l’homme dont il ne se sou-
cie point d’avoir les gestes, les attitudes. Au reste, qu'on puisse à
propos d’un premier roman parler d’Immoraliste, voilà qui n'est point
pour l’auteur un petit compliment mais que Gide se réjouisse d'un tel
disciple, tant qui font profession de l'aimer et de le défendre (Comme
S il en avait besoin) se souviennent seulement du chapeau de Lafcadio, ce
chapeau qui est bien joli, mais en quoi, tout de même, nous ne saurions
mettre toute notre complaisance. Si Marcel Arland s’était surtout rap-
pelé le chapeau, j'aurais dit : Encore un ! Marcel Arland se rappelle ce
qu'il y a de plus intime, de plus profond ; qu’il me permette de m’écrier :
Enfin un disciple :
Ter.es étrangères, petit livre qui a une âme.
Q,ue m’importe dès lors que, Lucien, ce jeune homme avide de détruire,
sorte d’un roman, d’un bar, d’un collège, ou de la Bible où sont les plus
beaux anges maudits. Dans un petit village se vit un drame d’autant
plus pénible qu'il n’a même point d’importance.
Mal de solitude, mal d'intelligence.
Arland a raison, il y a un nouveau mal du siècle.
Critique, il l’a défini.
Romancier, il l'a décrit.
Il sera demain parmi nos témoins les plus lucides.
René CREVEL.
342
LITTERATURE ET CRITIQUE
LITTÉRATURE & CRITIQUE
L'ART ÉT LA FOLIE, par Jean Vinchon, (Librairie Stock.)
Nul n’était mieux qualifié que le docteur Vinchon pour traiter un
tel sujet et cependant, il semble, en maints passages de son petit livre,
par ailleurs fort intéressant, avoir échappé de précieuses notations.
Le parallèle entre l'art et la folie est plutôt esquivé. Toutefois il y a
des chapitres pleins d’observations, notamment celui qui étudie “ l'art
pathologique dans diverses formes de folie ”.
Il est évident qu’il existe parfois une troublante similitude entre l'art
et la folie et notre époque qui a connu les soubresauts du cubisme, du
futurisme, du dadaïsme, de l’expressionnisme peut revendiquer la pre-
mière place. Il est évident encore que certains poëmes de Tristan Tzara,
certaines proses de Picabia, certaines toiles de Max Ernst ont l’air de
relever bien plutôt du neurologue que du critique d’art. Les productions
des deux premiers s'apparentent aux tentatives de panaroïaques et la
peinture de Ernst est très près de celle qu'exécutent à Bethleem, en
Angleterre, les fous discordants.
Ainsi que le fait remarquer le docteur Vinchon, c’est sur le terrain
de l’automatisme psychique que se rencontrent l'art et la folie. La diffé-
rence est que l’on subit cet automatisme alors qu'au contraire l’artiste
se le crée. Mais il y a lieu de se demander si, parfois le domaine de
la poësie pure dont il est toujours délicat et dangereux de parler, n'est
pas ce domaine mystérieux et réprouvé qui fait mépriser par le vul-
gaire les grands poëtes que nous aimons. Je vous appelle : Rimbaud,
PIERRE DE MASSOT
343
Lautréamont, Apollinaire, Jarry ! Quoi qu’on en dise, n’y a-t-il pas
à l'infini, un point où les parallèles se rencontrent ? Et ce point, n’est-ce
pas seulement la poéAe ?
J’illustre ma thèse. Voici, pris dans l'ouvrage du docteur Vinchon,
un article écrit dans a Ecos de Las Æercédes ” par un fou, nommé Fabre :
« Représentants de moi entiels et infinitiels égaux en toute chose dans
leurs sommes d’être jusqu'à, leur dernière fraction, et projetés dans la
succession, tronçons inégaux, filons d'êtres distincts que l'identité. Entité
sans solution de continuité dans le temps attache dans l'espace, d'abord
épars, et acrue jusqu’à parfaire l'édifice entiel, tous les moi actuels
soumis librement ou fatalement au sceptre de la justice sont pilotés
vers l’actuation de tous les possibles, et par conséquent vers la folie. »
Et j’entrevois votre fin atroce et magnifique, Ducasse, en face de
votre cœur, dans la solitude maudite où l’art et la folie rencontrent
Dieu î
Pierre de MASSOT
CHRONIQUE DES FAITS DIVERS
JL VOLE UN MILLION ET L’ANÉANTIT
Turin — Un employé d’une banque Italienne, persuadé que des supérieurs étaient injustes
envers lui, pour se venger, emporta pendant une vingtaine de jours, des billets de mille lires.
11 s'en appropria ainsi pour un million. Hier il brûla tous les billets dans sa cheminée, puis se
rendit à la rédaction du « Lavora » où il raconta son méfait et se constitua prisonnier.
Excelsioi
DES GRENOUILLES TOMBENT DU CIEL
A Osnes (Ardennes), à la suite d’un violent orage, une pluie de Grenouilles s est abattue
sur le village. Toutes les voies publiques en étaient couvertes. Les grenouilles pénétraient dans
les corridors et les granges. Les habitants en ont fait une chasse fructueuse. On suppose que
ces batraciens ont été enlevés des étangs et des marais par des tornades et transportés par des
trombes d’eau.
JHatin
- -T^ - ■ -—---
344____________________________ CHRONIQUE DES FAITS-DIVERS
UN CANARD A TROIS PATTES
Chez Mm* Lacaube, boulangère à Savignac-les-Eglises, est né un canard bien constitué, mais
portant une troisième patte dans la région du dos.
L ’lnh ansigeant
PÈRE DE DEUX JUMEAUX
Madrid — En apprenant que sa femme venait de mettre au monde deux jumeaux, un
habitant de la Trutia, après s’être enveloppé la tête dans son manteau, s’est jeté dans la riviè.
re où il s’est noyé.
h ’Intransigeant
HISTOIRE DE CHASSE
Chartres — Lors d’une partie de chasse, dans le bois avoisinant la Loupe un chasseur M. X-
s’était placé en embuscade, à l’affût de quelque gros gibier : bientôt surgissait un superbe dix-cors
qui, fonçant droit vers lui, renversa l’intrus. Aux cris de l'infortuné chasseur ses amis accouru-
rent et virent le cerf fuyant dans la plaine, et portant, accroché dans ses bois .... l’arme de
sa victime.
Pelil Journal
LA DERNIÈRE PHOTOGRAPHIE
Turin — A Naples, Mme Maria Flotta se rendit hier chez un photographe. Au moment de
manœuvrer le déclic l’artiste vit remuer légèrement le modèle. Il s’avança et constata la mort
de sa cliente.
Pelil Parisien
SOMMAIRE du N* 34
Le Prisonnier des Mers
Raymond Radiguet . .
Pablo Picasso . . . .
Ta foi.................
L'Œil Couchant . . .
Faites Vos Jeux (4) . .
Raymond Radiguet
Marcel Raval
Jean Cocteau
Paul Eluard
G. Ribemont-Dessaignes
Tristan Tzara
SEPT DESSINS INÉDITS ET UN HORS-TEXTE
par
Pablo Picasso
feuilles libres :
Le Roman: «Choléra*, Philippe Soupault. — « Thomas, l’Imposteur », «L’Equipage »,
Jacques Porel. — « Amants, heureux Amants... », Marcel Arland. —
« L’Homme de la Pampa », Marcel Sauvage-
Littérature et Critique : « Souvenirs de ma Vie Littéraire », René Crevel. — « Logique »
Pierre de Massot.
Le ‘Directeur-Gérant : Marcel RAVAL
lmp. Keller, 88, rue Rochechouart.
LIBRAIRIE STOCK
DEL AM AIN, BOUTELLEAU & Cie ÉDITEURS - PARIS
7, r. du Vieux-Colombier, T. Fleurus 00-70 - Cb. p. 29360 R.C. S. 161-484
LA CULTURE MODERNE
Cette collection, dirigée par F. Fels, composée d’ouvrages, concis,
vivants et substantiels rédigés par les maîtres les plus qualifiés, tient le
public au courant de l’activité intellectuelle contemporaine, dans le
domaine de la science, des arts et de la philosophie.
Chaque volume 1 fr. 50
1. - Depuis Darwin
par
le Docteur ANGLAS
2. - La Psychanalyse
par
le Docteur HESNARD
3. - Position actuelle des
problèmes philoso-
phiques
par
A. CRESSON
4. - La sculpture Romane
ar
Mlle JALABERT
5. - L’Art et la Folie
par
le Docteur Vinchon
6. - Le Radium
par
LAPORTE
7. - Toxicomanies
par
le Docteur LOGRE
DerniersOuvrages^arus
LES CONTEMPORAINS
Jean COCTEAU
*2 PICASSO
avec 16 reproductions
5 LE SECRET PROFESSIONNEL
Réimpression
Florent FELS
« VAN GOGH
avec 16 reproductions
CHAQUE VOLUME 1 fr. 50