214 RAYMOND RADIGTJET bariolages et des grimaces. A une époque où il est de bon ton d’être vulgaire, son absence de mauvais goût avait quelque chose d’inquiétant. Il aimait Stendhal et Gobineau. La Princesse de Clèves et Adolphe, Malherbe et La Fontaine. Leur pureté plaisait à la sienne. Il retrouvait en eux ce génie raisonnable dont son époque se détournait avec dédain. L’heure était aux sacrilèges, aux négations, au culte des mots. On sabo tait la Nature, la Tour Eiffel suscitait de nouvelles Pythies. Radiguet, que ces jeux romantiques exaspéraient, leur tourna le dos et emmena sa Muse sur une plage déserte. Elle y tressa, en silence, cette savante couronne de coquillages que sont ses premiers poèmes et où l’oreille en se penchant peut entendre les voix mêlées, avec quelle pudeur! de l’amour et de la mort. Puis ce fut le Diable au Corps. Je revois la chambre d’hôtel où il me lut son livre, voici plus de deux ans. Cette chambre était un taudis. Dans une malle, linge et manuscrits s’entassaient pêle-mêle. Radiguet ne s’apercevait de rien. Absorbé par la vie de ses personnages, il négli geait la sienne, la laissait s’embarrasser dans un désordre sans issue. Je ne crois pas qu’il en souffrît : un ordre immatériel était en lui, qui lui suffisait. L’existence, il la préférait sans doute pour la documentation qu’elle lui donnait que pour ses charmes. Aussi l’a-t-il traversée avec le sourire égaré, l’œil vague de ceux qui ne regardent rien et voient tout. Sa pré sence d’ailleurs avait quelque chose d’irréel comme sa vie. Sait-on que de treize à vingt ans, il vécut plusieurs vies, changeant de milieux, quittant une bohème pour en retrouver plus loin une autre? Etrange et merveilleuse aventure! Son univers tournait autour d’une table de bar ou d’un lit d’hôtel. Entre ces deux pôles, il trouvait moyen d’accu muler d’incroyables richesses. On a dit ici même les qualités du Diable au Corps. Le Bal du Comte d'Orgel — qui paraîtra sous peu — va bien au delà de cette réussite. C’est un livre chaste, presque sans his toire, écrit avec une plume d’ange. La courbe des sentiments s’y déploie, souple et soyeuse, comme un parafe. L’élégance et la profondeur s’y