JEAN COCTEAU 221 que le sien puisse les entr’ouvrir. Jamais il ne recevra les larmes ni les peaux d’oranges du <( paradis ». C’est peut-être une position unique d’aristocrate. Picasso, cependant, ferme rarement ses tableaux à triple tour. Les objets, les figures émergent. Parfois, la bascule entre le lisible et l’illisible hésite ; parfois elle ne fonctionne pas. Italiennes de carte-postale, arlequins naïfs, jeunes chevaliers à cheval sur une chaise, traversés d’un soupir de couleurs pâles, intriguent beau coup, à la porte, les touristes qui n’osent marcher trop loin. Selon moi, l’œuvre la plus fermée de Picasso me paraîtra toujours sa plus significative. Il existe, dans la collection de Mme Erràzuriz, une toile où le jeune homme assis dans un jardin qu’elle représentait disparut, entre 1914 et 1918, pour faire place à une splendide méta phore de lignes, de masses et de couleurs. Là, Picasso règne, seul au monde. Aucune des extravagances qu’il suscita ne l’égale. En face de ses courses le long de l’échelle de lisibilité, je pense au sommeil qui semble, plus on s’y enfonce, arranger le rêve avec des matériaux de moins en moins fournis par la mémoire. Une mémoire si lointaine motive leur amalgame qu’on le croirait presque obtenu sans souvenirs réels. Ces souvenirs, fussent-ils antérieurs à la naissance, n’en restent pas moins l’alphabet dont le songe nourrit son obscur langage. a Voici donc un Espagnol, pourvu des plus vieilles recettes françaises (Chardin, Poussin, Lenain, Corot), en possession d’un charme. Les objets, les visages le suivent jusqu’où il veut. Un œil noir les dévore et ils subissent, entre cet œil par où ils entrent et la main par où ils sortent, une singulière digestion. Meubles, animaux, personnes, se mêlent