280 PICASSO La veille de la répétition générale d’Antigone, en décembre 1922, nous étions, acteurs et auteur, assis dans la salle de l’Atelier, chez Dullin. Une toile du bleu des boules à lessive formait un fond rocheux de Crèche. Il y avait des ouvertures à gauche et à droite; au milieu, en l’air, un trou derrière lequel se déclame le rôle du chœur, avec un porte-voix. J’avais accroché autour de ce trou les masques de femmes, de garçons, de vieillards, peints par Picasso, et ceux que j’avais exécutés d’après ses modèles. Sous les masques pendait un panneau blanc. Il s’agissait de préciser sur cette surface le sens d’un décor de fortune qui sacrifiait l’exactitude et l’inexactitude, également coûteuses, à l’évoca tion d’une journée de chaleur. Picasso se promenait de long en large. Il commença par frotter un bâton de sanguine sur la planche qui, à cause des inégalités du bois, devint du marbre. Ensuite il prit une bou teille d’encre et traça des motifs d’un effet magistral. Tout à coup il noircit quelques vides et trois colonnes apparurent. L’apparition de ces colonnes était si brusque, si surprenante que nous applaudîmes. Une fois dans la rue, je demandai à Picasso s’il calculait leur appro che, s’il allait vers elles ou s’il en avait eu la surprise. Il me répondit qu’il en avait eu la surprise, mais qu’on calcule toujours sans le savoir, que la colonne dorique résulte comme l’hexamètre d’une opération sen sible et qu’il venait peut-être d’inventer cette colonne de la même façon que la découvrirent les Grecs. 0 Il nous reste à saluer l’exemple de Picasso. Il enseigne à ne pas confondre discipline et crainte. Autre chose est de vivre sur un refuge ou savoir traverser la rue. Il montre que la personnalité ne réside pas dans la répétition d’une audace, mais, au contraire, dans l’indépendance que l’audace permet. Le motif pourquoi Picasso n’exploite aucune de ses découvertes vient de ce qu’elles se détachent de lui, mûres. Chacun y